Dans l’affaire de supposée diffamation à l’encontre du PDG de Free, Vittorio De Fillipis aurait pu dire “Dans mon cul”, s’il lui était resté un peu d’humour après ce qu’il a subi. Ou plus exactement derrière pendant qu’ils appliquaient à la lettre la procédure de garde à vue appliquée aux auteurs présumés de faits délictueux graves. Vous en avez sans doute déjà entendu parler, évidemment, mais j’en remets une couche avec ce remarquable article du Monde.fr qui nous livre le déroulé des faits.
Pourquoi ? Parce qu’il faudrait être aveugle ou naïf pour ne pas voir la dérive totalitaire qui nous menace à tous les étages des institutions de ce pays qui est vraiment en train de tomber bien bas. Le climat des nouvelles lois sur la protection des sources des journalistes crée les conditions pour qu’un juge se permette de traiter une personne simplement juridiquement responsable des propos d’un de ses collaborateurs ou en l’occurence d’un internaute comme un supposé voleur ou assassin. Procédure soit dit en passant passablement dégradante dans l’absolu qui montre bien le cas que l’on fait en France de la présumée innocence.
Il y a de nombreux combats à mener à tous les coins de rue. Le premier des actes citoyens, bien que minime, est de relayer l’information autant que possible pour susciter la réflexion.
Cela se passe en France, au petit matin, quand la police vient arrêter un journaliste à son domicile. Il s’agit de Vittorio de Filippis, journaliste à Libération, membre de la direction du journal, qui a été PDG et directeur de la publication de juin à décembre 2006. Interpellé chez lui à l’aube, vendredi 28, il a été menotté, humilié, insulté devant ses enfants. Motif de cette mesure d’extrême urgence : le site de Libération a hébergé un commentaire d’internaute contesté…
M. de Filippis a été interpellé sur réquisition de la juge d’instruction Muriel Josié, vice-présidente du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, saisie d’une plainte en diffamation de Xavier Niel, fondateur du fournisseur d’accès à Internet Free.
Le récit des conditions de cette interpellation a provoqué la stupeur au sein du journal, qui consacre une page à cette affaire dans son édition de samedi 29 novembre. “C’est une attaque de la maréchaussée à l’aube, fouille au corps et enfermement temporaire. Tout ça pour quoi ? Pour un procès en diffamation dans lequel nous avons déjà obtenu gain de cause à deux reprises”, écrit Laurent Joffrin, PDG de Libération.
L’affaire est racontée sur le site de Libération (www.liberation.fr). “Vendredi matin, à 6 h 40, j’ai été réveillé par des coups frappés sur ma porte d’entrée. Je me suis trouvé face à trois policiers”, raconte M. de Filippis. Ils lui lancent : “Habillez-vous, on vous emmène.”
Le journaliste proteste. “Réveillé par le bruit, mon fils aîné, qui a 14 ans, assiste à toute la scène. Son frère, 10 ans, ne sort pas de sa chambre, mais j’apprendrai qu’il était réveillé et qu’il a très mal vécu ce moment. Je dis aux flics qu’il y a peut-être d’autres manières de se comporter. Réponse devant mon fils : “Vous, vous êtes pire que la racaille !“” Les policiers lui signifient qu’il est sous le coup d’un mandat d’amener au TGI.
Vers 7 h 15, les policiers emmènent le journaliste au commissariat du Raincy (Seine-Saint-Denis), où il réside. Il demande la présence des avocats du journal. En vain. Il est menotté, puis emmené à Paris dans les sous-sols du TGI.
“On me demande de vider mes poches, puis de me déshabiller (…) Je me retrouve en slip, ils refouillent mes vêtements, puis me demandent de baisser mon slip, de me tourner et de tousser trois fois.” Le journaliste s’exécute et se rhabille. Les policiers l’enferment dans une cellule. Interrogé vendredi par Le Monde, le commissariat de Raincy a répondu : “Nous ne pouvons vous passer aucun gradé. Nous ne pouvons rien vous dire.”
Deux gendarmes viennent ensuite chercher le journaliste et lui demandent une deuxième fois de se déshabiller complètement. Autre vexation : “Je leur signale que j’ai déjà été fouillé d’une manière un peu humiliante et je refuse de baisser mon slip à nouveau. Bien que comprenant l’absurdité de la situation et mon énervement, ils me répondent que c’est la procédure.”
Rhabillé, on l’emmène, menotté, dans le bureau de la juge Muriel Josié. Le journaliste lui demande une nouvelle fois de pouvoir parler à ses avocats. Sans succès. Il refuse de répondre aux questions. Interrogé vendredi soir, le cabinet de la juge Muriel Josié nous a répondu : “Nous n’avons rien à dire sur le sujet.”
M. de Filippis est mis en examen, puis relâché près de cinq heures après son interpellation. Il est 11 h 30. Il appelle son journal, ses avocats et arrive à Libération, pâle, choqué, fatigué, outré, avec la trace des menottes au poignet encore visible.
Quel est l’objet du délit ? Une affaire de diffamation. L’article 42 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 stipule que le directeur de publication d’un journal - M. de Filippis à l’époque - est “l’auteur principal” du délit de diffamation publique envers un particulier, le journaliste auteur du papier incriminé n’étant que “complice”.
Ce n’est pas la première fois que le fondateur de Free, M. Niel, porte plainte contre Libération. Il l’a fait pour des articles de Renaud Lecadre relatant les démêlés judiciaires de l’homme d’affaires. A chaque fois, le plaignant et ses sociétés ont été déboutés, pour “procédures abusives”, et condamnés à verser des dommages et intérêts, explique Emmanuel Soussen, l’un des avocats de Libération.
Début 2007, M. Niel a déposé une nouvelle plainte. Elle vise le commentaire d’un internaute publié sur le site de Libération, sous un article titré “Deux ans avec sursis pour le patron de Free”. Publié dans Libération le 27 octobre 2006, cet article mentionnait la condamnation de M. Niel, par le tribunal correctionnel de Paris, pour “recel d’abus de biens sociaux” dans une affaire liée à des faits de proxénétisme entre 1992 et 2004.
Des juristes avancent : “Il n’est pas acquis qu’un directeur de publication soit responsable des commentaires des internautes.” “C’est la stupeur”, confiait vendredi Fabrice Rousselot, directeur adjoint de la rédaction. Lorsqu’il était responsable du site, il se souvient avoir vu débarquer les huissiers il y a un an et demi. “Je ne comprends pas un tel acharnement.”
Initialement confiée à la juge Emmanuelle Ducos, cette affaire a été transmise en mai à la juge Muriel Josié. Cette dernière a, selon M. de Filippis, fait procéder à des vérifications de son domicile, alors que son adresse, celle du journal et de ses avocats, sont dans l’annuaire et dans le dossier…
“Je suis l’avocat de Libération depuis 1975 et c’est la première fois que je vois un directeur de publication faire l’objet d’une interpellation et d’un mandat d’amener”, a constaté Me Jean-Paul Lévy. “Il suffisait d’envoyer une convocation par courrier au siège de Libération ou de nous appeler pour convenir d’un rendez-vous : cela n’a pas été fait”, ajoute-t-il. “C’est invraisemblable et inacceptable, si on permet des perquisitions et des interpellations de cette nature, on contourne la loi”, ajoute Me Yves Baudelot, avocat du Monde. D’autant plus qu’il s’agit d’un délit qui n’est pas passible de prison.
La Société civile des personnels de Libération (SCPL, actionnaire du journal) dénonce, dans un communiqué, “des méthodes judiciaires intolérables” et “inadmissibles”. La SCPL demande “qu’une enquête soit ouverte sans délais sur ces méthodes”.
“C’est l’aboutissement d’un climat délétère, au moment où se tiennent les états généraux de la presse”, regrette Jean-Michel Dumay, président du Forum des sociétés de journalistes. “ On se demande dans quel pays on vit”, dit M. de Filippis.
Pascale Santi, Le Monde.fr