Le grand récit du biopolitique par Maxime Rovère

Publié le 30 novembre 2008 par Colbox

Le grand récit du biopolitique
par Maxime Rovère [06-11-2008]

Source : www.laviedesidees.fr

Dans le troisième tome de Homo sacer, le philosophe italien Giorgio Agamben poursuit ses recherches sur la biopolitique, en montrant en quel sens le pouvoir repose sur un vide comblé par la gloire.

Recensé : Giorgio Agamben, Le Règne et la Gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Homo Sacer, II, 2, traduit de l’italien par Joël Gayraud et Martin Rueff, éditions du Seuil, 450 p., 26 €.

Avec Le Règne et la Gloire, Agamben ne livre pas seulement la suite des recherches entreprises avec les tomes déjà rangés sous le titre d’Homo Sacer, il offre également un nouveau développement à la méthode d’archéologie héritée de Foucault, dont il a fait la théorie dans Signatura rerum. Sur la méthode (Vrin, 2008). Cette nouvelle publication engage donc un double enjeu : d’une part, il s’agit de prolonger une interrogation concernant l’exercice du pouvoir et sa structuration dans la société occidentale ; d’autre part, cette enquête applique une méthode qu’elle contribue à approfondir. C’est sous cet angle double, à la fois politique et méthodologique, que nous nous proposons de lire la manière dont le philosophe italien remonte le fil des concepts sur lesquels s’est construite la machine gouvernementale du monde chrétien.

Dans son premier tome, Agamben avait mis en valeur « la vie nue » comme une production originelle placée au centre de l’orbe politique : la « vie nue » (la zôe biologique), c’est ce que les Grecs concevaient comme le « simple fait de vivre », et qui était commun à tous les êtres vivants, animaux, hommes ou Dieux ; son autre, la « vie qualifiée » (le bios politique) désignait « la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou à un groupe ». Or, selon Agamben, l’objet de la biopolitique est non pas tant l’existence politique du citoyen que cette « vie nue », celle d’un « homo sacer » mis au ban par le pouvoir (par l’expulsion, l’enfermement ou la mort) [1]. Le pouvoir occidental définit ainsi sa souveraineté par l’exclusion systématique de cette vie, à la manière dont le mouvement d’une roue se soutient de l’immobilité du moyeu (Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1995). Dans le second tome, Agamben a montré, de façon analogue, que l’état d’exception constitue un espace vide du droit, devenu progressivement essentiel à l’ordre juridique : par là, celui-ci s’est assuré d’une force-de-loi elle-même antérieure à la loi ; une continuité est alors tracée entre les régimes totalitaires du XXe siècle et nos démocraties (Homo sacer II, 1. État d’exception, Seuil, 2003). Ainsi, on pourrait définir la pensée politique d’Agamben comme un effort pour comprendre la production d’un vide, diversement défini, destiné à fonder et à entretenir le fonctionnement de l’État. L’objet de ce nouvel opus (Homo sacer, II, 2. Le Règne et la Gloire, Seuil, 2008) est de poursuivre cet examen. Le vide constitutif se situe désormais entre la machine de gouvernement d’un côté, conçue sur un modèle économico-gestionnaire, et de l’autre, la gloire (acclamations et protocole) dont se nimbe le pouvoir politique pour perpétuer la confiance quasi religieuse que lui accordent les administrés.

Pour ce faire, Agamben mobilise une nouvelle fois la forme d’archéologie dont il s’est fait le théoricien, selon laquelle l’étude d’un concept doit traverser des champs de savoir différents pour reconnaître en lui une « signature » : la signature est ce qui, « dans un signe ou un concept, le marque et va au-delà de lui pour le renvoyer à une interprétation ou à un domaine déterminés sans toutefois sortir de lui pour constituer un nouveau concept » (Signatura rerum, p. 87). Ainsi, la « sécularisation » d’un concept désigne son passage du domaine religieux au domaine politique, ce qui définit en lui une signature théologique.

Séparation du politique et de l’économique : la construction de la « machine gouvernementale » par la théologie chrétienne
En l’occurrence, le point de départ de l’enquête est l’hypothèse suivante : la division entre la transcendance du pouvoir et l’ordre économique immanent, qui régit la décomposition contemporaine du politique, est d’origine théologique. En effet, l’essor du paradigme économique repose sur la confusion de la cité (polis, l’espace proprement politique) et de la maison (oikos, l’espace de l’oikonomia) ; cette distinction, établie par Aristote, a disparu dans l’Antiquité tardive au sein de la communauté chrétienne, en plusieurs temps. Chez Paul, l’économie du monde désignait d’abord l’activité, propre aux choses de la nature, chargée d’accomplir le mystère divin ; avec Hippolyte, au IIe siècle, cette activité devint mystère en elle-même, et avec Tertullien, elle finit par être inséparable de la monarchie divine. Cela imposa une réorganisation de l’ensemble : sur ces bases, Grégoire de Nazianze dut articuler le pouvoir unique de Dieu (son « Règne » proprement dit, non agissant) avec sa division incarnée (sur le mode d’une « économie ») : le dogme de la Trinité fut ainsi établi, déterminant du même coup l’élaboration d’un modèle politique, selon lequel le pouvoir ne s’exerce qu’à être délégué, sans pour autant, réellement, se diviser. Dès lors, le christianisme se mit à penser l’histoire sous la forme d’une « économie mystérieuse » (p. 79). L’enjeu était également polémique : en affirmant le Règne de Dieu, il s’agissait pour les chrétiens de former un paradigme différent du Destin, propre aux païens, et de la Nécessité, défendue par les Stoïciens : cette économie laisse une marge plus franche à une libre praxis, et l’articulation de cette liberté au Règne divin constitue en elle-même un mystère.

Avec la structuration de l’église, dont l’archétype est l’économie trinitaire, naît la notion de « hiérarchie » : introduite par le pseudo-Denys, cette notion (qui signifie « pouvoir sacré ») permet à la fois d’introduire le nombre dans l’économie, et de sacraliser l’administration ecclésiastique. À cette étape, Agamben a déjà fondé la première partie de sa thèse : « la scission de l’être en deux plans distincts et articulés (…) permettra à la théologie chrétienne de construire sa machine gouvernementale » (p.196).

Or, le plus fort du dispositif ainsi mis en place est que la hiérarchie survit à son exercice : lorsqu’elle devient inutile, elle se donne une nouvelle forme – la Gloire. Agamben formule alors une hypothèse qui oriente les trois derniers chapitres du livre : la gloire qui va de pair avec toute hiérarchie est destinée à masquer le désœuvrement fondamental du Règne, lorsque toute l’activité est laissée à l’économie.

Pour la vérifier, Agamben suit le théologien catholique allemand Peterson (1890-1960) dans son histoire des cérémoniels du pouvoir et du droit (dernier chapitre : « archéologie de la gloire »). On y apprend que les acclamations romaines avaient une dimension juridique d’assentiment du peuple, et que le droit de triomphe accordé à l’empereur fut le noyau juridique qui transforma le droit public romain. Dans un tel culte, liturgie ecclésiastique et protocole profane se renforcent mutuellement. « La gloire est précisément le lieu où ce caractère bilatéral (…) de la relation entre théologie et politique apparaît en pleine lumière ». (p. 294) D’ailleurs, cela n’est pas une innovation romaine : l’ambiguïté se trouve déjà dans le terme hébreu kabob (traduit en latin par « gloria »), à la fois réalité divine et pratique humaine. Cette fonction a toujours cours dans les démocraties modernes : l’acclamation a pris la forme de l’opinion publique.

En somme, tandis que le Gouvernement se fait le gestionnaire de l’économie, son pouvoir prend l’aspect d’un Règne qui tourne à vide et ne cesse de produire du vide. « La gloire n’est que la splendeur qui émane de ce vide, le habod intarissable qui voile et dévoile à la fois la vacuité centrale de la machine » (p.340) C’est ainsi qu’Agamben peut retrouver « ce désœuvrement [qui] est la substance politique de l’Occident » : ce centre improductif de l’humain, au cœur de chacun d’entre nous, est précisément ce que la machine de l’économie cherche à faire produire, alors que sa vocation « authentique » est de rendre improductives les fonctions du vivant pour en ouvrir les possibilités (p. 374).

Accomplissement ou négation de Foucault ?
Agamben dresse ainsi un tableau passionnant du paradigme gouvernemental, et pense avoir, par là, réussi où Foucault avait, selon lui, échoué : retrouver la source des structures de pouvoir qui permettent d’éclairer le présent de la plus vive lumière. Sans doute est-il remonté en amont de la Renaissance, et de la politique à la théologie. Mais le fonctionnement de cette méthode n’est pas simple : en effet, à mesure que s’éloignent les limites temporelles de l’enquête, son rapport au présent pâtit d’une indétermination d’autant plus grande. Plus le chercheur s’en éloigne, plus la filiation est lointaine, donc plus l’éclairage s’affaiblit et le repli devient difficile. Alors, pour rabattre par exemple la Trinité sur la gouvernementalité, ou pour faire se rejoindre le pseudo-Denys et Kafka, il devient nécessaire de faire un geste, qui n’est plus celui de dévider un fil : c’est un saut entre des mondes. Or, ce saut est ici, en définitive, moins archéologique qu’anthropologique. Entre des horizons problématiques si éloignés, Agamben est confronté à des situations d’altérité qui sont familières aux anthropologues. À cette lumière, la référence à Marcel Mauss et au Rig-Vêda (qu’on trouve dans la section 8.20 du dernier chapitre, le plus décisif selon l’auteur lui-même) cesse d’apparaître comme un excursus ou une bizarrerie. Là, laissant un instant sa prudence méthodologique, l’auteur accepte comme « la théorie des Brahmanes » le résumé interprétatif qu’en propose Mauss, afin de « jeter une lumière inattendue sur l’essence de la liturgie ». Que des pratiques et des horizons hétérogènes puissent être confrontés sur le mode de la surprise (« lumière inattendue ») et non en fonction d’une généalogie commune (qu’il ne serait d’ailleurs pas absurde de chercher à reconstituer), cela laisse affleurer dans la méthode d’Agamben la figure d’un universel naturalisé, comme si « l’essence de la liturgie » était la même partout, de l’Inde du deuxième millénaire av. J.-C. à l’Europe contemporaine. Ce que l’auteur ne soutient en aucune manière ; mais les moyens qu’il met en œuvre ne permettent pas d’exclure cette interprétation.

En tâchant de « comprendre les raisons internes qui ont empêché les recherches [de Foucault] d’arriver à leur but », Agamben a peut-être tout simplement déplacé le sens de l’enquête archéologique. En la poussant toujours un cran plus loin, jusqu’à ce que seul le désert biblique arrête la régression chronologique, il se réfère implicitement à une naturalité que Foucault regardait quant à lui avec la plus grande défiance.

Notes
[1] Homo sacer : la formule désigne, dans le droit romain archaïque, l’homme qui ne pouvait être sacrifié, c’est-à-dire mis à mort selon les rites, mais que n’importe qui pouvait tuer sans devenir criminel au regard de la loi.

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