Pascale Jamoulle : “Des hommes sur le fil. La construction de l’identité masculine en milieux précaires”

Publié le 30 novembre 2008 par Colbox


Article publié le vendredi 21 novembre 2008 dans
http://www.liens-socio.org

Des hommes sur le fil. La construction de l’identité masculine en milieux précaires
Une réédition en poche de l’ouvrage de Pascale Jamoulle (La Découverte, coll. “Poche”, 2008)

Par Benoît Ladouceur

L’ouvrage de Pascale Jamoulle nous livre, avec la réédition de son ouvrage paru initialement en 2005, une description saisissante et authentique de la vie des hommes habitant les quartiers de relégation sociale, que sont les grands ensembles de deux villes touchées par la désindustrialisation. Elle pose la question pertinente de savoir comment ces hommes, privés du support de construction valorisante, que représente le travail (ce qu’avait étudié Olivier Schwartz à la fin des années 1980 [1]), agissent et composent avec la détérioration de leur environnement. Ainsi, son enquête articule les questions de l’emploi (les villes présentées ont un taux de chômage supérieur à 25%) et du logement, montrant l’importance de ces deux facteurs pour comprendre les transformations de la masculinité en milieu populaire. L’ouvrage s’articule autour de trois parties complémentaires entre-elles, abordant les situations d’adolescents et d’adultes « sur le fil » en raison de la faiblesse de leurs ressources tant économiques que sociales.

La première s’attache à décrire au plus près de la réalité quotidienne, ces milieux de vie insécurisés que représentent les grands ensembles de logements sociaux. Son travail illustre parfaitement la stigmatisation, en même temps que la fermeture des habitants sur leur quartier et ses réseaux relationnels qu’ont pu montrer d’autres travaux menés sur les mêmes types de logements (nous pouvons citer l’exemple de l’enquête réalisée par Agnès Villachaise dans les années 1990 [2]). Un jeune de la cité des Amazones exprime parfaitement l’intériorisation des jugements sociaux négatifs, envers son lieu de vie et en même temps son attachement, à ce lieu et ses habitants : « Aux Amazones c’est tous des dégénérés, des cas sociaux, des gens qui ne sont bien qu’ici […]. La cité c’est comme un aimant ? Ca te rend associable ailleurs. Ca rend bête ». Pascale Jamoulle se rend dans une cité d’une ville ouvrière désertée par l’activité économique. Introduite par un animateur du quartier, elle parcourt le bloc le plus délabré, doté de la plus mauvaise réputation. La stigmatisation et son intériorisation par les jeunes de ce bloc est particulièrement manifeste. Ils ont squatté le dixième étage de ce bloc, pour s’y retrouver, se droguer et avoir un semblant d’intimité pour les couples qui se font et se défont rapidement. L’Office de gestion des logements sociaux, qui dépend de la municipalité, renforce le stigmate dirigé vers les habitants du bloc, en particulier les jeunes, en stoppant son action de préservation du cadre de vie (l’auteure arrive juste après la fermeture du local de rap qui fonctionnait pourtant bien, assurant un encadrement bénéfique pour les jeunes). Cependant, le quasi abandon de ce bloc aux jeunes, permet à l’Office de gestion des logements sociaux de rendre leur présence moins visible au reste des habitants de la cité, et d’apaiser à bon compte le voisinage.

La prise de risque est un élément central dans la construction de la masculinité populaire. Le travail à la mine des pères et grands pères était dangereux, le salaire au rendement et la reconnaissance assurée pour les mineurs infatigables, peuvent être transposés aujourd’hui dans les conduites à risques des jeunes. La drogue est répandue et les petits trafics, un moyen pour joindre les deux bouts dans les périodes difficiles. Comme l’a bien expliqué David Le Breton [3], la prise de risque peut être un moyen de construction car elle permet d’être reconnu et valorisé par ses pairs. La détérioration de l’emploi pèse sur la génération arrivant sur le marché du travail dans les années 1990. Parallèlement, le marché de l’héroïne se développe. Les jeunes qui veulent se faire un nom dans le « business » prennent des risques qui s’accroissent à mesure que sa position dans la filière illégale baisse.

La deuxième partie traite du processus de construction identitaire des jeunes hommes des cités étudiées. Leurs relations sont clairement hiérarchisées et la lutte pour la reconnaissance par les pairs est centrale dans leur activité sociale. Pourtant leur situation est fondamentalement fragile, la lutte pour les places est forte, la défiance est la norme. Cette fragilité s’exprime surtout en dehors du monde clos, dans lequel se retranchent ces hommes. La cité et l’entre-soi protègent leur identité fragilisée par la perte de statut social, que leur conférait l’emploi stable. Ainsi, il n’est pas rare que pour entreprendre des démarches administratives, ou passer un entretien d’embauche, la mère soit présente pour accompagner son fils. Cette fragilité se manifeste également dans le statut familial des pères. Leurs difficultés de vie, l’absence de revenus stables et suffisant remettent en cause leur statut traditionnel d’apporteur de ressources au sein de la famille. Face à cela, les pères se sentent diminués et rompent souvent les relations avec leurs enfants, malgré un sentiment d’amour et d’affection qui ne s’exprime pas, mais reste constant. Leurs relations avec les mères de leurs enfants sont également très chaotiques, souvent faites de défiance et de rejet mutuel. La tâche des mères n’est pas simple, elles doivent gérer au plus juste leur budget et souvent ne peuvent maintenir une autorité suffisante, auprès d’adolescents qui prennent progressivement le dessus, dans un contexte où le modèle de paternité fait défaut. Il peut en résulter pour ces pères une attitude de replis, de rejet des mères et des femmes, de pratiques addictives, d’autodestruction.

La troisième partie est consacrée justement aux pères au banc de la société, dans une sorte de non lieu que la société feint d’ignorer ou bien rejette violemment, le « Toxland », l’espace des toxicomanes. Pascale Jamoulle a suivi trois pères du Toxland, retraçant leur parcours, fait d’absence de jeunesse, de problèmes familiaux et de traumatismes affectifs récurrents. Pourtant les récits des ces pères montrent que leur volonté d’en sortir est réelle, et repose sur le lien qui les relie à leurs enfants. Leur déparentalisation est parfois la cause de leur plongée dans l’univers du Toxland. Beaucoup ont du ressentiment envers leur ex-femme, leur belle-famille ou les travailleurs sociaux qui prennent le parti des femmes. Ils sont tiraillés entre la volonté de se racheter et renouer avec leur famille, et la honte, l’étiquetage social définitif qu’ils ont intériorisé et qui les fait se détruire.

L’ouvrage se conclut sur une note d’optimisme, décrivant le fonctionnement d’un bar « multiculturel » qui organise un système de cagnotte courant durant un an. Les personnes qui veulent épargner se rendent dans ce bar déposer leur pécule. Mais, comble pour le sociologue, l’argent déposé n’est pas central. On vient pour rencontrer d’autres personnes, les femmes pour avoir une vie sociale en dehors des contingences de la vie familiale, les hommes pour « nouer des relations », les couples se font et se défont sans peur d’être jugés, des amitiés se construisent. Les relations ne sont pourtant pas simples, les échecs du passé peuvent resurgir, les comportements violent, la jalousie et la lutte pour la domination dans le couple sont récurrents. Le contexte égalitaire de la cagnotte permet aux femmes de renouer des relations plus saines avec les hommes, d’engager une discussion sereine. Les échanges autour de l’éducation des enfants sont un autre thème fort au bar. La question de l’engagement des pères auprès de leurs enfants est centrale, le décalage entre les générations sont flagrants. Alors que les jeunes souhaitent plus de dialogue, pour pères et grands pères le dialogue est vécu comme une remise en cause de leur autorité et un manque de respect.

En conclusion l’ouvrage de Pascale Jamoulle est à mettre entre toutes les mains désireuses de comprendre la réalité et les tensions dans le statut de père dans les milieux précaires d’aujourd’hui. Son travail ethnographique est d’une grande honnêteté et transmet particulièrement bien la richesse des individus étudiés, sans jamais tomber dans la compassion ou le misérabilisme.

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[1] O. Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, PUF, Paris, 1990.

[2] A. Villechaise, La banlieue sans qualité. Absence d’identité collective dans les grands ensembles, Revue Française de Sociologie, numéro 38-2, 1997.

[3] D. Le Breton, Conduites à risques, Paris, PUF, 2002.