Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 12, octobre/novembre 2008
Ce qui me plaît, ou que d’emblée je comprends, c’est cette lassitude devant l’activisme disciplinaire et pédagogue, selon lequel il vaut toujours mieux faire plutôt qu’observer et attendre, quitte à mal faire, et aussi cette forme de renoncement, qui ne serait que cela s’il n’était au fond nourri d’une très ancienne sagesse. « Je ne me sens pas non plus impliqué dans la vie d’autrui, l’aventure d’un être humain est à la fois trop simple et trop complexe pour que je puisse y prendre part », note l’auteur comme pour s’excuser par avance de ne pas réussir à faire exactement tout ce qu’on (l’Éducation nationale) attend de lui. Tout cela est écrit sans forfanterie, sans humilité forcée, et il n’y a jamais rien d’édifiant. En même temps, autant de douceur peut aussi avoir quelque chose d’agaçant, d’irritant, d’un peu facile parfois. Car il y a une certaine facilité, oui, à railler tel « prof barbu » avec son « côté faussement de gauche et cette petite queue de cheval sur la nuque », comme à dire sa tendresse pour des adolescents qui « apprennent tellement de choses que leur vie leur fera oublier et si peu qui les aideront à mieux vivre ». C’est vrai qu’ils sont agaçants, ces « profs », avec leurs marottes pédagogiques et « leurs petites névroses administratives avec au bout la retraite » ; et c’est vrai qu’ils sont touchants, ces adultes en devenir, mal dans leur peau, mal dans leur être – après tout, n’est-ce pas ce que nous fûmes, nous aussi, peu ou prou, et n’est-ce pas, en partie, ce que nous demeurons ? Il faut tendre un fil entre les habitants de ces deux mondes qui ne se veulent pas, qui s’épient et qui se fuient, les uns parce qu’ils ne sont plus en âge de vouloir et de pouvoir en être, les autres parce qu’ils ne sont pas encore vraiment certains, et on peut les comprendre, de vouloir y entrer. L’aide-bibliothécaire Christian Estèbe joue un peu ce rôle : patiemment, généreusement, il rapproche les jeunes adultes de ce qui les attend, et, vaille que vaille, tente de rappeler aux déjà adultes ce qu’ils furent peut-être. Mais tout cela est voué à l’échec, naturellement, un certain échec – « je ne serai pas repris l’an prochain, pas assez autoritaire. »
Au fond, tout livre sur l’expérience de l’éducation est peut-être un livre de l’échec. Ces enfants qui nous échappent, avec qui nous partageons si peu de choses, ces professeurs fourbus, lassés, à la vocation éteinte, qui considèrent parfois les « élèves comme un troupeau qu’il faut faire paître en évitant les ennuis », et qui échouent à se faire comprendre autant qu’à comprendre ce qu’ils ont en tête – « De quoi pouvions-nous bien parler lorsque nous avions leur âge ? » Et lui, l’aide-bibliothécaire, qui parvient, cahin-caha, à conseiller quelques lectures, à exciter une flammèche d’intérêt pour un livre ou un écrivain, précisément parce que son ambition est modeste – donc démesurée : « Je sais qu’il s’agit tout autant de ne pas perdre des lecteurs que d’en gagner. »
Christian Estèbe n’est pas un maître, encore moins un pédagogue. Il n’est qu’un écrivain rongé par les livres, et vivant par eux. Il transmet son amour par petites touches, par œillades, quelques mots bien sentis – tout ce que la machine instructrice ne peut, ou ne veut faire. À la toute fin, ces enfants partiront, lui se retournera. Et il n’en restera qu’un, d’enfant, le sien, le seul envers qui, finalement, il se sentira une responsabilité : « Certes, je ne suis pas enseignant, mais j’espère être pour mon fils un prof de l’être. »