Ainsi commence le chapitre premier, intitulé " Du Tragique ", de Tragique et Triomphe dans le Christianisme d'André Molitor.
J'ai trouvé ce petit volume que je ne me souviens pas avoir jamais acheté, en farfouillant ce matin dans ma bibliothèque ; je l'ai lu d'une traite, accoudé à la cheminée. Son style en est simple, limpide, j'oserais dire honnête, si l'on veut bien entendre par là quelque chose à quoi l'on n'accède plus aujourd'hui. Son auteur, un haut fonctionnaire belge muni d'une solide culture classique, n'a jamais passé pour écrivain ; certainement ne lui serait-il pas venu à l'esprit de se prétendre tel. Cet essai de cinquante-quatre petites pages brosse, dans une perspective catholique - c'est-à-dire, aujourd'hui, révolue deux fois - et pédagogique (au sens réel, pas à celui des techniciens de la Rééducation Nationale), l'évolution de la tragédie en Occident. L'idée majeure veut que la révélation chrétienne ait permis de trouver au tragique dans l'homme une issue triomphale, que les civilisations précédentes, et notamment grecque et romaine, n'avaient fait jusque là qu'apercevoir. L'inspiration contemporaine majeure de Molitor est un dramaturge, poète et théologien nommé Paul Claudel. Le livre s'achève, réellement plutôt que formellement, avant une récapitulation conclusive, par une proposition théologique simple qui eût certainement épargné aux catholiques leur Réforme et la mise au pilon de traditions liturgiques multiséculaires.
L'exemplaire que je détiens je ne sais comment fut publié chez Casterman en 1945, Nihil obstat et Imprimatur étant de 1944. Le manuscrit avoue avoir été achevé " Samedi Saint, 12 avril 1941 " ; j'en déduis que le livre n'a pu être publié, pour des raisons que j'ignore, qu'après le départ de Belgique des troupes allemandes. Pourrait-il l'être aujourd'hui ? Quels lecteurs son hypothétique éditeur pourrait-il bien lui espérer ?
C'est un livre intéressant à lire en marge de La mort de la tragédie de George Steiner.
Bref passage tiré du chapitre II, " Le tragique grec " :
Tous les poètes grecs, depuis le vieil Hésiode jusqu'aux grands lyriques classiques, un Simonide, par exemple, reprennent le même thème. Brièveté des joies humaines, tristesse du sort de l'homme, fugacité de ses plaisirs, sont les sujets communs de leurs poèmes. Et c'est en réaction latente contre cette mélancolie que, souvent, les Grecs chanteront les joies du présent d'une manière qui a pu tromper sur leur attitude réelle. Ils sentent avec une violence extraordinaire toute la beauté du monde, et ils ont reçu le don de l'exprimer avec splendeur. Dès lors, ils jouissent de la vie, sachant qu'elle sera bientôt passée et que demain il ne restera plus d'eux qu'une ombre vaine. Les trois grands dramaturges qui ont porté à son sommet à la fois l'art du théâtre et la poésie grecque, Eschyle, Sophocle et Euripide, sont plus significatifs encore à cet égard. Ils bénéficient de tout l'apport antérieur de la pensée grecque, mais ils le développent prodigieusement grâce à la forme dramatique, la mieux adaptée à l'exposition de la tragédie humaine.