Homo homini lupus
Commencer un Ushijima avant de s'endormir et le finir au réveil est une expérience extrême qui peut être plus déprimante que de prendre le métro ou d'écouter les infos. Ce manga combine deux regards : une vision froide et distante de la société à la manière d'un documentaire sur les glucides et un récit introspectif nous faisant partager le ressenti d'une partie de la population. Une partie seulement. Car l'humanité décrite ici se divise en deux : les prédateurs et les proies.Or à longueur de volume c'est le point de vue des victimes qui vient hanter le lecteur en une avalanche de pensées affolées. De cette exposition peut germer deux sentiments qui se combinent subtilement : l'empathie et le dégoût. Les deux sont également dérangeants, soit que l'on se reconnaissance potentiellement dans cette incapacité qu'ont les personnages à sortir de leur ornières, à ne pas recommencer sans cesse les mêmes erreurs, soit que l'on se surprenne à être insensible à leur misère.Si l'auteur nous donne à partager les affres des victimes, les prédateurs (usuriers, proxénètes, banquiers, yakusas, truands de tout acabit) sont eux toujours présentés comme impénétrables et insensibles. Leurs pensées nous sont masquées. Leurs desseins nous restent mystérieux. Qu'est-ce qui les anime ? La cupidité, certes, mais pourquoi ? Quels sont leurs rêves ?
Description factuelle pour les prédateurs et focalisation interne pour les victimes : cette opposition de traitement expose efficacement la dualité de la société. Les premiers sont comme une meute et sont capables de s'entraider, de combiner leurs arnaques pour s'enrichir mutuellement sur la peau de leurs proies. Les seconds non contents d'être isolés, n'éprouvent aucune compassion pour leurs semblables. Cette vilenie ne les sauvera pas de la horde.
Outre la qualité documentaire habituelle à la série, qu'il s'agisse des subtilités des taux d'intérêts ou de l'exploration des diverses catégories nippones de losers, le tome 8 qui vient de sortir, resplendit par ses paysages urbains. S'ouvrent ainsi, loin de la Bourse, des espaces indistincts et périphériques, des non-lieux où des silhouettes humaines errent, dans une nuit perpétuelle ; désespérément seules.