C’est la fin du voyage. Et ce n’est pas une fin désagréable que de terminer ces deux semaines de déplacement continu à Paris, même si le but est d’abord d’assurer une présence au Salon International du Patrimoine et de modérer une conférence à plusieurs voix – douze exactement pour une heure – ce qui est de la folie. Mais il s’agissait de donner la parole à tous ceux qui ont fait l’effortet nous ont fait le plaisir de se présenter dans un cadre collectif.
Je loge cette fois dans le quartier de la Place d’Italie ; c’est à dire à deux pas de rues, de bâtiments, de boutiques, voire de restaurants qui font plus que de me faire revenir quelques années en arrière. Ils me racontent ma propre histoire.
Le long de l’avenue des Gobelins, sans aller plus loin, je redécouvre la façade de la Manufacture où j’ai eu de nombreuses fois rendez-vous dans les années 80 avec l’administrateur du Mobilier National, Jean Coural, qui avait trouvé plus simple, après 1981 et l’arrivée des socialistes, de faire appel aux services du magazine que je dirigeais plutôt que de continuer une confrontation artistique sur la notion même de tapisserie.
Il avait souhaité y inclure – dans la revue en question - et diffuser ainsi plus largement les catalogues des artistes qu’il avait choisis en vue de les exposer à la Galerie Nationale de Beauvais. Il les choisissait d’un commun accord avec moi, mais dans cet accord, il avait les cartes en main puisqu’il représentait la puissance invitante et qu’il disposait du budget. Je dois lui rendre hommage sur le fait qu’il développait un sentiment très sûr en ce qui concerne les créateurs qui pouvaient entrer chez lui et qu’il anticipait gentiment sur les noms que je lui aurais suggérés. Son amitié avec André Malraux, puis avec le couple Pompidou, eux-mêmes grands amateurs de création contemporaine, avait contribué à lui ouvrir les portes d’un monde qu’il connaissait déjà en partie, mais vers lequel sa formation d’archiviste ne le conduisait par forcément.
Il avait commencé son choix d’expositions pour la Galerie Nationale de Beauvais ré ouverte par une artiste peintre qui avait pris la maille de crin pour réaliser des peintures spatiales, si étrangement proches de sa propre écriture et de ses encres sur papier. Pierrette Bloch est une très proche de Pierre Soulages, depuis l’après guerre, par l’amitié et par l’amour du noir.
J’ai beaucoup apprécié cette grande dame qui vient d’atteindre sa quatre-vingtième année et dont l’appartement donnait l’impression d’une sorte de vigie, dans lequel toutes les peines du monde venaient se résoudre par une lente et persuasive opération de remmaillage, dans l’arabesque de la plume, du pinceau, du crochet. Comme si lui incombait une responsabilité grandiose, résolue par le presque rien. Je me demande parfois si le monde ne tient pas encore, bon gré mal gré, comme un tissu fragile, grâce à l’obstination des réparations de Pierrette.
Je redécouvre en effet vraiment la façade des Gobelins qui est aujourd’hui blanche et sur laquelle de grandes photographies avouent ce qui s’y déroule : fils verticaux accueillant laines colorées et broches, nuages de vapeur s’échappant des cuves de teinture. Allez visiter ! L’ouverture est permanente, contrairement au passé où seules des visites guidées étaient organisées.
Je n’ai pu rentrer à l’époque dans les secrets de la maison qu’en raison de tous les lissiers que je connaissais, et surtout ceux qui, comme Pierre Daquin en sont sortis. J’y ai découvert aussi tous les entrepôts du Mobilier National, cette vénérable institution qui a succédé au Mobilier Royal. Ces augustes chaises auxquelles des chefs d’Etat, des ministres, des ambassadeurs et des ambitieux ont confié leur séant sont rangées comme des livres d’histoire. Certaines d’entre elles sortent périodiquement quand il vient à l’esprit d’un Président de changer la Constitution et de réunir le Congrès à Versailles. D’autres partent en excursion dans le monde des ambassades et les créations de designers, architectes ou non, comme Pierre Paulin et Jean-Michel Wilmotte, vont côtoyer pour quelques années les tables indiennes, les lampes japonaises ou quelque commode Biedermeier.
Au fond c’est vrai que j’ai la nostalgie de ces expositions où, à Pierrette Bloch avaient succédé Pierre Daquin, Lia Cook, Francis Wilson… avant que la série ne s’interrompe dans les remords des socialistes et la reprise en main du Ministère de la Culture par les vrais professionnels de l’art : les inspecteurs à la création.
En quelque sorte, je peux dire qu’à ce moment là, la partie et le jeu libre étaient finis. J’ai pourtant participé à ces années, aussi pleinement que j’ai pu et il m’est même arrivé de faire partie de la commission d’achat des cartons de tapisserie et de comprendre de l’intérieur ce que j’avais critiqué de l’extérieur.
Je me souviens également du rendez-vous en quelque sorte féerique avec l’agent artistique de Lia Cook. Il faut expliquer que Lia Cook est une artiste américaine habitant Berkeley et qui travaillait au siècle dernier, dans un esprit contemporain et somptueusement mural, l’art de l’ikat, une technique traditionnelle de teinture du fil que maîtrisaient les Incas et que maîtrisent toujours, entre autres, les tisserands indonésiens ou japonais. Mais ce n’est sans doute pas le propos de relire ce soir l’histoire de cette technique qui est aussi un langage…Après une heure de discussion dans le bureau de Jean Coural, une longue discussion sur les œuvres choisies, l’esprit des lieux et l’étrange rencontre culturelle transatlantique à laquelle l’administrateur général s’abandonnait, comme un adolescent qui transgresse les recommandations de ses professeurs, l’agent en question nous arrête en nous disant : « A partir de maintenant mon tarif compte double car j’ai dépassé le temps que j’ai consenti à mon artiste pour cette opération ». Inutile de préciser que Jean Coural est tombé de sa chaise.Autre continent, toutes autres mœurs !
Je garde aussi un merveilleux souvenir des moments où j’ai redécouvert dans les archives - je veux dire les coffres - de la Galerie Beaudouin Lebon, pour les faire acheter par l’Etat, quelques petits ou grands trésors ; les petites tapisseries de Calder interprétées par Pierre Baudouin ou les grandes rencontres colorées de Charles Lapicque.
Bien sûr, ce n’étaient pas vraiment des découvertes artistiques, mais Jean Coural connaissait ces trésors là et souhaitait les faire entrer dans les collections de l’Etat. Nous avons rempli des cases vides que les années de vaches maigres culturelles avaient laissé sans occupants. J’ai été son intermédiaire et je pense que personne ne le regrette, car des artistes plus jeunes ont été également achetés ou tissés. Cela se nomme partager ses intérêts ! Il faudrait que je regarde de plus près ce que montrent aujourd’hui, à Paris et à Beauvais, les Manufactures Nationales. Je m’y arrêterai bientôt plus longuement.
De fait, je m’aperçois que, comme au temps où je conduisais des étudiants sur les chemins de la botanique, le premier bâtiment rencontré, comme le premier arbre sur le chemin, surtout s’il n’est pas le premier venu, peut m’arrêter longtemps.
Or j’ai pris le temps de marcher un peu dans Paris. Et je le referai. J’ai trop de vérificationsfaire. Et donc beaucoup plus à raconter encore.
Et après tout, entre vérités et mensonges, souvenirs un peu évanescents et sensations fortes, c’est plus que quelques chroniques que je devrais écrire.
J’ai un Paris personnel à remplir.
Photographies : stand au Salon International du Patrimoine de Paris / Lia Cook Point of Touch - Intention / Contention 1996 - Collection Fine Arts Museum of San Francisco / Pierrette Bloch Maille