Auteur : Albert Sánchez Piñol
Titre original : La pell freda
Éditeur : Actes Sud/Babel
1ère édition : 2002
Nb de pages : 259
Lu : novembre 2008
Ma note:
Résumé :
Sur un îlot perdu de l’Atlantique sud, deux hommes barricadés dans un phare repoussent les assauts de créatures à la peau froide. Ils sont frères par la seule force de la mitraille, tant l’extravagante culture humaniste de l’un le dispute au pragmatisme obtus de l’autre. Mais une sirène aux yeux d’opale ébranle leur solidarité belliqueuse. Comme les grands romanciers du XIXe siècle dont il est nourri, l’auteur de La Peau froide mêle aventure, suspense et fantastique pour éclairer les contradictions humaines. Opposant civilisation et barbarie, raison et passion, lumière et obscurité, ce roman rappelle que, depuis la nuit des temps, c’est la peur de l’autre-plutôt que l’autre lui-même-qui constitue la plus dangereuse des menaces, le plus monstrueux des ennemis.
Mon avis:
AAAAAAAAAAH !!
Ceci est un cri d’extase. Cela devrait suffire à donner une idée de l’effet que m’a fait ce livre mais puisque nous sommes dans un lieu désormais distingué (oui, faut bien coller à la nouvelle image classieuse de ce blog). je vais donc devoir m’exprimer de manière civilisée.
De prime abord, le sujet m’emballait grave sa race. Et une fois le livre entamé, je fus happée par l’ambiance et le cadre angoissant de cette île perdue au milieu de nulle part. Le personnage du narrateur débarque innocemment sur l’île, prêt à y vivre une année entière, avec des raisons de fuir la civilisation qui lui sont propres et qu’il évoque juste assez pour se faire une idée, et point trop pour ne pas digresser. Donc, le narrateur s’aperçoit vite que tout ne tourne pas rond sur l’île. Son seul voisin, une espèce de brute aux allures de psychopathe, ne va pas s’empresser de faire sa connaissance malgré l’hostilité environnemental qu’ils partagent dorénavant. Le narrateur, à peine installé dans sa maison de climatologue, va devoir subir les attaques cauchemardesques de monstres aquatiques digne d’un délire lovecraftien. Confronté à la dure réalité de l’île, son unique objectif sera de survivre aux assauts répétés et hargneux des bestioles en attendant le retour du bateau supposé le récupérer l’année suivante. Par la force des choses et après un certain nombre d’événements, le narrateur et la brute vont finir par s’allier.
Réfugiés dans le phare, seul abri face à l’invasion meurtrière venue du fond des océans, les deux hommes, que pas mal de choses opposent, vont devoir cohabiter et lutter pour leur survie. Leur entente ne sera possible que dans une alliance contre les monstres, une alliance pour survivre. Batís Caffó, homme mystérieux un brin primaire mais néanmoins favorisé par son expérience face aux monstres, a tout ou presque du néandertalien. La description physique que nous en fait le narrateur le rapproche de la bête, ainsi que sa psychologie rigide. Le narrateur, plus subtil dans ses raisonnements et réflexions, évoluera de manière différente face aux bestioles.
Ce qui suit peut contenir de bons gros spoilers alors attention !
Tout d’abord vus dans un contexte de peur et d’ignorance, les monstres sont considérés comme des monstres sanguinaires et cannibales. Le point de vue est celui du narrateur, très vite assailli et menacé, mais c’est aussi celui de Batís Caffó, qui lui a déjà vécu cet état de siège depuis plusieurs mois. Ancrés dans la conviction que ces êtres ne sont que des animaux nuisibles, les deux hommes vont donc lutter pour leur survie en massacrant ces monstres, sans état d’âme ni remords. L’élément perturbateur, comme toujours sera une femelle. La “mascotte”, comme l’appelle le narrateur, spécimen femelle des monstres, joue le rôle de la boniche et d’esclave sexuelle que Batís Caffó utilise sans scrupule apparent. Soumise et de toute évidence assez éloignée de l’Homme, la mascotte va peu à peu semer le doute et la réflexion dans l’esprit du narrateur. ce dernier va progressivement voir les monstres d’un autre œil. La mascotte, à laquelle il va finir par donner un nom, Aneris, vaguement entendu lors de ses chants et dialogues à distance avec les monstres, va se montrer plus humaine sur bien des points. L’apparition et la présence fréquente d’enfants, inoffensifs et joueurs, va finir de convaincre le narrateur de l’Humanité des bestioles. Dès lors le récit bascule, et les deux hommes, que tout opposait déjà mais que leur lutte commune maintenait relativement unis, vont s’opposer de plus en plus violemment. Batís Caffó, toujours aussi obtus, refusera de voir une once d’humanité chez ses assaillants, même si on devine qu’au fond de lui il a toujours connu leur vraie nature. Le narrateur, dont le cheminement intellectuel mène à la réalité, ne réussira pas à faire admettre cette réalité à Caffó, qui préfère se convaincre de l’animalité des monstres, car reconnaître le contraire serait admettre qu’il a tué des hommes, des égaux, et ferait donc de lui un assassin, ce qu’il refusera jusqu’à sa fin tragique.
Fin des spoilers potentiels vous pouvez poursuivre !
Récit d’aventures et d’horreur, ce huis-clos est aussi une réflexion sur l’Autre, sur l’étranger. Les réactions des deux héros ne diffèrent pas des envahisseurs coloniaux qui ont parsemé l’Histoire et anéanti ou asservi bon nombre de civilisations et de cultures dont l’Humanité n’était pas reconnue par leurs envahisseurs blancs et soit-disant civilisés. La réaction première étant de réfuter une quelconque Humanité, on attaque, on détruit, on s’approprie et dans le meilleur des cas (ou le pire !) on évangélise. Dans toutes les situations, on s’impose, par la violence de préférence, pour montrer qui est le maître, on évite le dialogue (les animaux ne dialoguent pas, voyons !).
Dans La peau froide, les envahisseurs ne sont que deux, et ne se voient pas comme tels. Ils débarquent assez innocemment sur l’île déserte, pour accomplir un travail, pour fuir la civilisation, pour des tas de raisons. Leur terreur face à une nouveauté qu’ils ignoraient et n’auraient pu concevoir les pousse à une violence défensive certes, mais ne se posent pas la question du pourquoi. Le narrateur mettra lui-même beaucoup de temps à évoquer le fait que ces monstres se sentent sans doute envahis et agressés dans leur domaine et les comparera aux soldats coincés sur des champs de batailles qui luttent pour leur vie. Les survivants agglutinés sur les victimes avant de les emporter au fond de l’océan sont tout d’abord vus comme des cannibales se nourrissant de leur morts, puis comme des soldats emportant leurs blessés.
Tout étant une question de point de vue, de préjugés et d’ouverture à l’autre, ou pas.
En outre, le style est juste délicieux, raffiné mais pas trop, les mots sont justes et coulent tous seuls.
Inutile de préciser que je compte fermement lire les prochains livres de cet auteur, pour commencer Pandore au Congo, que l’on dit encore meilleur !