Je n’avais pas perçu - avant d’y participer - avec une assez grande acuité le titre de l’audition du Parlement européen à laquelle je viens de participer. J’écris le terme audition, mais à vraiment parler, on dit plutôt « hearing » lorsque l’on fréquente les institutions européennes.
La Commission Culture qui travaille sur des dossiers très chauds comme celui des droits d’auteurs, cherche également à aborder des questions de dialogue – c’est en effet l’année du dialogue interculturel. Et ces questions là sont, bien entendu, encore plus sensibles pour les nouveaux pays. Le titre de la session était : « Un pont entre les cultures des régions de l’Union Européenne ». Il n’est donc pas surprenant que ce soit une députée grecque, Katerina Batzeli qui ait envisagé l’ordre du jour depuis un point de vue – j’allais dire un pont de vue - un peu balkanique.
Elle souhaitait visiblement mettre l’accent sur les zones frontières (la Slovénie, Anton Balažek, maire de Lendava), l’importance des minorités dispersées, la nécessité de restaurer des ponts avec les îles (les Baléares, par exemple : intervention de Gabriel Amer Amer), l’importance de la communication par internet (Katherine Sarikakis a travaillé aussi sur les idéologies de l’internet) et…les itinéraires culturels.
A vrai dire, je suis assez peu sensible aux études sur les questions de communication quand elles sont prises de manière un peu trop conjoncturelle et je suis par contre plus attiré par les données concrètes qui, à lecture attentive, racontent une histoire dans laquelle la communication est une valeur clef. C’est pourquoi ma présentation a tenté de montrer l’importance des très longs ponts que constituent les grands axes européens des itinéraires, même si j’avais dans la tête le texte que j’ai écrit sur l’hospitalité, sous-titré « Les Ponts de l’Europe ».Mais il fallait être rapide et concret alors j’ai été politique et technique !
Mais quand je lis : « La ville de Lendava, autrefois Donja Lendava (hongrois Alsólendva, allemand Lindau, autrefois Unter Limbach, croate Lendva, autrefois Lendva Dolnja) est une commune slovène juste à la frontière de la Hongrie et de la Croatie. », comme l’affirme Wikipédia, je me prends à rêver de toutes ces zones frontières que j’ai rencontrées ces vingt dernières années et où les tracés d’appartenance ont divergé ou fluctué.
Bien entendu, je ne sais pas très bien pourquoi, mais je choisis moi-même de vivre dans des territoires frontières où les ponts jouent un rôle, que ces ponts soient matériels ou plus symboliques : Strasbourg et le Pont de l’Europe, Evian et la vue sans obstacle jusqu’à Lausanne, un pont pour le regard qui n’a cessé de me fasciner depuis que j’ai dix ans, Echternach, où le pont sur la Sûre rejoint Echternacherbrück côté allemand et le Luxembourg même, situé entre trois pays…
Mais je ne peux que me remémorer avec émotion les brodeuses de soie, à Soufli dans le Nord de la Grèce qui m’avouaient que leur vision se limitait au fleuve Evros et à la présence de la Turquie voisine… « Pourquoi bouger » disaient-elles « puisqu’on ne sait pas si on sera encore grecques demain. »
Je pense aussi aux habitants de Sighet dans le nord de la Roumanie qui regardent leurs deux voisins les Hongrois et les Ukrainiens en se remémorant que longtemps ils étaient encore plus exposés que d’autres concitoyens aux colères du grand empire voisin.
Je ne peux pas oublier non plus la ville de Sarospatak, située à l’extrême Est de la Hongrie, où a eu lieu une des réunions du 50e anniversaire du Conseil de l’Europe. On regarde de près la Roumanie, l’Ukraine, la République Slovaque et on se trouve à peu de distance de la Pologne. Une conférence en sept langues avait abordé en 1999 la question du patrimoine transfrontalier, il est vrai dans une atmosphère politiquement correcte et sans affrontements. Le seul fait de ce brassage linguistique - auquel devrait toujours répondre et dont devrait encore témoigner une radio transfrontalière créée à la fin des années quatre-vingt dix, continue pourtant à m’émouvoir.
Il y en a d’autres encore : à Bordighera, près de Nice, dans les villages qui séparaient Portugal et Espagne, Espagne et France au temps des dictatures en gardant bizarrement la trace des craintes et des peurs des voisins…Et je ne connais l’Irlande coupée en deux que par la littérature.
Mais puisque je travaille aussi sur la nature du récit touristique, je vois bien combien ces proximités et ces ponts matériels ou narratifs, jouent aussi bien un rôle dans l’affrontement entre des voisins et dans leur dialogue restauré, que dans la vision touristique qu’ils reçoivent finalement de l’autre.
J’éprouve moi-même cet étrange sentiment d’excursionniste quand je parcours la rive allemande de la Sûre, à deux pas de chez moi, jusqu’à retrouver un pont vers le Luxembourg quelques kilomètres plus loin, ou quand je reviens sur les lieux de mes forfaits à Lausanne l’ensoleillée, après avoir quitté la rive savoyarde humide.
J’ai emporté avec moi ces derniers temps en livre de poche, l’ouvrage de souvenirs que Orhan Pamuk a consacré à Istanbul en 2003 (publié en français par Gallimard en 2007).Je reviendrai certainement en ce qui concerne les chapitres d’enfance et ceux qui portent sur la mémoire de l’Empire ottoman, vécu par un natif de la Turquie moderne.
Mais le vingt-cinquième chapitre est intitulé : « A l’aune du regard occidental ». Une vraie question puisque nous disposons de nombreux récits : ceux de Nerval et de Théophile Gautier, ceux de Lamartine et Pierre Loti, d’André Gide ou plus récemment de Joseph Brodsky. Entre autres…
On y lit : « Nous sommes tous, en tant qu’individu et en tant que société, plus ou moins préoccupés par ce que pensent de nous les étrangers, les gens que nous ne connaissons pas. Si cette préoccupation atteint des proportions allant jusqu’à nous faire souffrir, perturber notre rapport au réel et prendre plus d’importance que la réalité elle-même, c’est le signe que cela nous pose problème. »Pamuk ironise avec tristesse sur le fait que toutes les observations de ces touristes écrivains, devenues clichés, ont disparu avec le cours naturel des choses, comme s’érodent les pierres, par le fait de leur nature géologique et comme s’écroulent naturellement les pouvoirs.
Tout en ajoutant non moins ironiquement :« On compte néanmoins un motif rescapé de ce processus « observateur ocidental-disparition de la chose observée ». Ce sont les hordes de chiens qui traînent encore dans nombre de petites rues d’Istanbul…Conscient de cet exotisme , l’éditeur stambouliote de cartes postales, Max Fruchtermann, parmi toutes les vues d’Istanbul publiées à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, a toujours accordé une place aux chiens des rues, devenus des clichés au même titre que les derviches, les cimetières et les mosquées. »
Est-ce que cela deviendra aussi un cliché pour Bucarest après les récits de Dominique Fernandez et mes propres peurs nocturnes dans les rues de la capitale de la Roumanie ?
Illustrations : site web, la dormeuse