23 septembrePlusieurs mois plus tard, en février de l'année suivante, Kafka revient sur le Verdict, toujours dans le Journal, où il écrit ces mots : ce récit est sorti de moi comme une véritable délivrance couverte de saletés et de mucus et ma main est la seule qui puisse parvenir jusqu'au corps, la seule aussi qui en ait envie (P.267).
J'ai écrit ce récit – le Verdict – d'une seule traite, de dix heures du soir à six heures du matin, dans la nuit du 22 au 23. Je suis resté si longtemps assis que c'est à peine si je puis retirer de dessous le bureau mes jambes ankylosées. Ma terrible fatigue et ma joie, comment l'histoire se déroulait sous mes yeux, j'avançais en fendant les eaux. A plusieurs reprises durant cette nuit, j'ai porte le poids de mon corps sur mon dos. Tout peut être dit, toutes les idées, si insolites soient-elles, sont attendues par un grand feu dans lequel elles s'anéantissent et renaissent. Comment tout devint bleu devant ma fenêtre. Une voiture passa. Deux hommes marchèrent sur le pont. A deux heures, je regardai ma montre pour la dernière fois. Quand la bonne a traversé le vestibule, j'écrivais la dernière phrase. La lampe éteinte, clarté du jour. Légères douleurs au cœur. La fatigue disparaissant au milieu de la nuit. Mon entrée tremblante dans la chambre de mes sœurs. Comment, auparavant, je m'étire devant la bonne et dis : « J'ai travaillé jusqu'à maintenant. » La vue de mon lit intact, comme si on venait de l'apporter à l'instant dans la chambre. Ma certitude est confirmée, quand je travaille à mon roman, je me retrouve dans les bas-fonds honteux de la littérature. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut écrire, avec cette continuité, avec une ouverture aussi totale de l'âme et du corps. Le matin au lit. Mon regard toujours clair. Tout au long de mon travail, j'ai été accompagné par de nombreux sentiments, joie par exemple, d'avoir quelque chose de bon pour l'Arkadia de Max, souvenir de Freud naturellement, souvenir d'un passage de Arnold Beer, de Wassermann, de la Riesin de Werfel, ainsi, bien entendu, que de mon propre Monde citadin.
Kafka, Journal, Livre de poche, trad : Marthe Robert, P.262-263.
Magazine Culture
Je relève ce passage il y a plusieurs jours maintenant, une semaine sans doute, sans trouver pour autant le temps de le citer ici. Désormais chose faite. Suffisamment rare, dans le Journal de Kafka, de trouver des textes sereins, limpides. Ne pas se retenir, du coup, de les mentionner. Celui-ci centré sur l'une de ses nouvelles, le Verdict, qu'il écrit, comme il l'explique lui-même, l'espace (et le temps) d'une nuit. Rare de le lire satisfait de lui-même, satisfaction qui se trace d'elle-même dans son écriture, calme, précise, laconique sans être sèche pour autant. Sereine. Nous sommes en septembre 1912 lorsqu'il écrit ces lignes. Ce billet aurait tout aussi pu s'intituler : en fendant les eaux ou bien délivrance couverte de saletés et de mucus.