Le public occidental a souvent une perception simpliste de l’intervention soviétique en Afghanistan et des dix années de guerre qui ont suivi. Ces images d’Épinal décrivent volontiers une armée rouge aux effectifs pléthoriques[i] composés de centaines de milliers de conscrits mal préparés, commandés par des généraux ineptes se cantonnant aux actions brutales et aux atrocités contre les populations civiles. De la résistance, on ne retient souvent que la figure charismatique du commandant Massoud et de ces missiles Stinger livrés par milliers qui ravageaient supposément les rangs de l’aviation adverse, précipitant la victoire. Car cette guerre est aussi perçue comme une défaite sans appel de l’URSS, le Viêt Nam de l’Empire qui précipita sa chute.
Comme d’habitude, la réalité est bien plus complexe que ces lieux communs qui ne rendent pas justice aux actions des différents acteurs, et particulièrement côté Soviétique. Le fait que nous soyons désormais à notre tour engagés dans une guerre là-bas doit, en gardant bien sûr la distance qui convient face aux événements, nous amener à nous pencher, avec réalisme et objectivité, sur les actions menées par l’armée rouge durant cette période.
À ce titre, le travail réalisé par le capitaine Mériadec Raffray, « Les Soviétiques en Afghanistan 1979-1989. L’armée rouge bouleversée. », publié par le CDEF dans un cahier de la recherche doctrinale, est particulièrement éclairant et mérite une lecture attentive.
Au fil d’un texte vivant et clair, l’auteur s’attache ainsi à montrer les efforts d’adaptation de l’armée rouge, formatée pour la guerre de haute intensité en Centre-Europe, une fois confrontée à la réalité d’une insurrection non prévue et dont les ressorts profonds n’ont que peu à voir avec les schémas révolutionnaires « classiques » d’inspiration communiste. Avec habileté, le capitaine Raffray nous fournit ainsi des pistes de réflexion qui peuvent nous permettre d’avoir non seulement une vision plus juste de ce conflit, mais aussi d’en tirer des enseignements utiles.
En invitant à lire son cahier, et sans chercher à le résumer intégralement, on peut d’ores et déjà en relever quelques traits saillants :
- En intervenant militairement en Afghanistan, les Soviétiques s’attendaient à rencontrer des difficultés, mais en aucun cas à avoir à mener une authentique guerre contre-insurrectionnelle. Leurs craintes se limitaient à devoir mater quelques émeutes populaires, en complément de l’armée afghane, pour asseoir durablement le pouvoir favorable à l’URSS en poste à Kaboul. Sur le plan extérieur, les stratèges russes redoutaient en fait une intervention américaine directe : la seconde vague des unités aéroportées déployées pour l’invasion emporte d’ailleurs avec elle des régiments de défense sol-air, ses équipements NBC au complet et même… des missiles équipés de têtes nucléaires. La non-prise en compte, tant matérielle qu’intellectuelle, du facteur insurrectionnel, qui va pourtant les occuper intégralement par la suite, tient à plusieurs facteurs dont le plus important est sans doute la méconnaissance du terreau social et humain si particulier à l’Afghanistan. Cette « surprise » quant au fait insurrectionnel doit nous interpeller tant elle rappelle celle subie par les Américains en Irak. De toute évidence, et tandis que nous focalisons actuellement de larges pans de notre doctrine à l’intervention/stabilisation loin de nos frontières, dans une logique de « défense de l’avant », nous devrions à chaque fois prendre en compte cette hypothèse insurrectionnelle avant même le déploiement.
- Outre les raisons bien connues qui ont mené les Soviétiques sur le sentier de la guerre au Royaume de l’Insolence, il en est une qui mérite d’être soulignée tant elle témoigne d’une remarquable capacité d’anticipation des géopoliticiens du Kremlin : c’est, comme le note l’auteur, le danger nouveau lié à « la déstabilisation d’une partie du monde musulman et simultanément la montée en puissance du courant islamique radical ». A contrario, en aidant des mouvements qui allaient, une fois l’armée rouge partie, se retourner contre eux, les Américains ont fait preuve d’une étroitesse de vue[ii] qui est sans doute, elle aussi, due à la méconnaissance des réalités culturelles de cette partie du monde. Il faut toutefois noter, toujours à propos des USA, que la CIA avait émis de fortes réserves lors de la livraison des Stinger, qui passaient de facto entre les mains des services secrets pakistanais, l’Agence soupçonnant, à juste titre, l’ISI de jouer double jeu.
- Confrontés à un adversaire imprévu, les stratèges soviétiques vont faire preuve d’une capacité d’adaptation et d’un réalisme remarquable, en particulier si l’on prend en compte la main mise étroite du pouvoir politique sur les opérations qui limite leur marge de manœuvre. Si, jusqu’à l’été 1980, l’armée rouge se cantonne à ces solutions aussi classiques qu’inefficaces que sont la « bunkérisation » des unités et l’afghanisation du conflit, l’intensification des combats la pousse à changer d’attitude ainsi qu’à réviser leurs prétentions stratégiques : la brigade composée de soldats musulmans, qui devait attirer la sympathie des locaux, est renvoyée en URSS ; des experts vietnamiens sont sollicités pour partager leur savoir-faire de la guerre insurrectionnelle ; le dispositif est réorganisé (retrait d’unités de chars et des missiles de défense sol-air), et l’accent est mis sur de petites unités de forces spéciales soutenues par les hélicoptères.
- Ces changements ne se mettent en œuvre que lentement mais, là où ils ont effectifs, ils semblent porter leurs fruits. Pourtant, dès la fin de l’année 1980, les stratèges soviétiques conviennent que la victoire militaire est impossible, en particulier faute de moyens, et doutent même d’une pacification dans un avenir proche. L’armée rouge semble en fait avoir fait sienne la « théorie de l’anticorps » en souhaitant initialement une visibilité minimale pour cantonner ses forces à des missions d’action/réaction en soutien du gouvernement en place. L’échec flagrant de l’afghanisation va les amener progressivement à prendre une posture de plus en plus offensive, avec, hélas, une brutalité qui ne fera que grossir les rangs des mouvements de résistance.
- En plus de la détestation quasi unanime de l’envahisseur, perçu comme impie lors même que l’un des seuls facteurs communs d’unité des différents groupes ethniques et claniques afghans est la religion musulmane, la résistance va bénéficier de deux facteurs positifs. Le premier est classique : il s’agit du soutien apporté par certains pays limitrophes où ont trouvé refuge de nombreux déplacés (le Pakistan et l’Iran). A cette aide va bientôt s’adjoindre celle de pays plus éloignés (Arabie Saoudite, Égypte puis USA) mais transitant toujours essentiellement par la frontière Pakistanaise impossible à étanchéifier. Le second est l’absence d’unité de la guérilla : les Soviétiques, engoncés dans un modèle insurrectionnel marxiste, cherchent une organisation unique, poursuivant des buts précis qu’il faudrait détruire. En réalité, la résistance est morcelée en clans, groupes, tribus contrôlant des vallées et villages qu’il faut conquérir (ou vider, selon la tactique de la terre brûlée) les uns après les autres. Tragiquement, ces divisions internes de la résistance vont conduire l’Afghanistan à la guerre civile dès le départ de l’armée rouge.
- Au niveau de la qualité des personnels, celle-ci souffre de défauts récurrents et bien connus : si l’armée rouge peut compter sur des officiers bien formés et compétents, l’absence de sous-officiers professionnels handicape l’efficacité tactique des petits échelons. D’autre part, les unités où servent les conscrits ne possèdent pas réellement cette qualité si précieuse que l’on nomme « l’esprit de corps », une faiblesse encore renforcée par la pratique répugnante des brimades et autres bizutages de la part des anciens[iii]. Cet encadrement déficient favorise les exactions à l’encontre des populations locales. Le soutien sanitaire déplorable et les permissions trop rares contribuent aussi à la démoralisation de la troupe.
- En réalité, les conscrits sont rapidement cantonnés à des missions statiques et, à l’exception des grandes offensives (de vastes coups d’épée dans l’eau), les véritables opérations de chasse aux moudjahidin sont le fait des troupes « professionnelles » : infanterie de marine (les bérets noirs), parachutistes (VDV) et, surtout, spetsnaz. Ces derniers, en particulier, voient un accroissement très net[iv] de leurs effectifs sur le théâtre et ils obtiennent de bons résultats, y compris sur le plan politique en ralliant certains clans.
- Si l’arrivée des missiles sol-air portables, en particulier les Stinger (à partir du troisième trimestre 1986) va avoir un impact certain sur l’aviation soviétique, c’est surtout en forçant cette dernière à modifier ses tactiques, particulièrement en l’obligeant à évoluer à plus haute altitude, ce qui dégrade ses capacités offensives.
Voici donc quelques exemples d’éléments de réflexion, piochés parmi beaucoup d’autres, que le lecteur peut tirer de la consultation de ce remarquable cahier de la recherche doctrinale. En tout état de cause, quiconque s’intéresse à la guerre actuellement en cours en Afghanistan et, plus généralement, aux opérations de contre-insurrection trouvera dans le texte du capitaine Raffray matière à parfaire ses connaissances et, car c’est inévitable, s’interrogera aussi sur la stratégie et les tactiques actuellement retenues par les occidentaux.
Mais, à ce sujet, laissons le dernier mot à un ancien chef de guerre, Amin Wardak, actuellement réfugié en France, que l’auteur a pu interroger :
« Les Soviétiques se comportèrent différemment et mieux que les troupes américaines aujourd’hui. Quand l’armée rouge arrivait dans un village, elle demandait aux Afghans qui les accompagnaient de mettre à part les femmes avant de rentrer dans les maisons. C’était une armée forte, bien organisée, bien entrainée. Elle était efficace. Nous respections cet ennemi mais nous n’avions pas le même but ».
LES SOVIÉTIQUES EN AFGHANISTAN 1979-1989. L’ARMÉE ROUGE BOULEVERSÉE.
[i] En fait, les troupes soviétiques sur place ne dépasseront jamais les 108 000 hommes. À titre de comparaison, les Occidentaux entretiennent actuellement 70 000 soldats en Afghanistan.
[ii] « À la différence des Soviétiques (…), les responsables américains n’ont pas vu que le Pakistan travaille à l’émergence d’un gouvernement islamiste à Kaboul. Ses services secrets, par exemple, s’arrangent pour approvisionner en priorité les groupes de résistants proches de la mouvance des islamistes radicaux ». P 40.
[iii] La tristement célèbre « diedovchina », encore largement pratiquée de nos jours.
[iv] En 1980, ils ne sont que 80 mais leur nombre atteint 3870 hommes en 1984-85.