Depuis pratiquement les origines du jeu vidéo (Space Invaders, Pac-Man, etc), s’est imposé de soi que la victoire nécessite l’élimination de l’autre ou de quelque chose. Pour gagner il faut tuer. Même plus tard, lorsque l’univers enfantin et toujours positif de Nintendo est arrivé, il fallait tuer. Pour progresser dans le jeu, Mario, Link et leurs amis doivent détruire une série d’ennemis. C’est la base, la règle essentielle, quasiment pas un seul jeu au monde qui ne la respecte pas sauf pour tenter d’autres expériences ludiques comme le rythm game ou les simulateurs en tous genres ou de vie façon Sims, Animal Crossing ou Harvest Moon. Même Katamari Damacy, empereur des jeux, nous demande d’enrouler le monde pour le faire disparaître. Il faudrait se tourner vers le jeu de société (ou sportif, quoique pas toujours), même pas de réflexion comme le puzzle game, qui lui aussi marche par élimination, pour trouver une forme ludique qui ne fonctionne pas sur la destruction. Théologiquement ou moralement, le jeu vidéo est donc par essence du côté du mal. Souvent pour le bien : sauver le monde de tout et n’importe quoi, sauver une princesse, etc. Une logique guerrière est donc la stratégie fondatrice du jeu vidéo, ce qui n’est pas le cas du jeu en général où il s’agit d’éliminer simplement des adversaires propres à nous-mêmes. Mais ce qu’on ne pense pas, ou nous n’avons pas pensé, c’est que le jeu vidéo pose comme principe une reconduction permanente du mal. Il n’y a pas de jeu ou presque sans ennemis, il nous faut toujours quelque chose à détruire. Un jeu qui poserait le bien comme seule équation ne pourrait être alors qu’un jeu du type Animal Crossing, une possibilité d’entretenir la paix, une illusion sociale (mais il faut voir aussi que le mal, justement, est pratiquement irréalisable dans Animal Crossing).
Ce qu’on peut dire également, c’est qu’un jeu d’un autre type que celui de Nintendo qui voudrait fonctionner sur un autre système que l’élimination pourrait s’avérer profondément ennuyeux. Dans cette perspective, on peut à nouveau récolter les enseignements de Shadow of the Colossus qui de façon proprement métaphysique nous met violemment face à la nature de notre crime. Première expérience de l’altérité dans le jeu vidéo (quoique précédé par Ico, également pensé par Ueda), Shadow of the Colossus resitue le joueur par rapport à lui-même et ses actes. On pourrait également citer Silent Hill 2, qui comme l’affirmait Christophe Gans dans le numéro spécial jeux vidéo des Cahiers du cinéma, ne cesse de renvoyer la violence du joueur à sa propre morale. Grande expérience psychanalytique, Silent Hill 2 rappelle que le jeu vidéo commence là où le crime débute. Sarabande des symboles.
Ce qui serait intéressant de développer à partir d’une telle proposition tient au concept, à définir, du crime nécessaire. Le jeu vidéo est-il finalement un crime parfait ? Sans justice autre que la notre, sans conséquence, finalement sans autre. Tuer comme un cheminement constant et obligé, tuer parce qu’il n’y a pas d’autres possibilités, parce que la victoire nécessite en soi d’éliminer quelque chose, sans le moindre sacrifice puisque ce que nous devons détruire est construit et pensé pour être détruit. Imaginer le jeu vidéo comme justement la possibilité d’assouvir nos pulsions destructrices, et l’admettre (ce que nous faisons presque tous inconsciemment ou consciemment), c’est comprendre par ce que nous n’avions jamais connu auparavant la profonde nécessité du crime. Ou, plutôt du crime qui évoque trop une nature illégale alors que dans un jeu tuer est justement la règle, notre propre nécessité au meurtre, sans complexe. Au fond, peut-être que malgré la puissante contrainte du code, le jeu vidéo nous promet une liberté absolue. Une liberté qui parfois, par des jeux comme Shadow of the Colossus, se met à vaciller, à douter, à rencontrer quelque chose d’humaniste. Ce qui rend toute son expérience encore plus étrange.
Jérôme Dittmar Crédit photographique : Oblique, série Under Attack, par Rémy Russotto