Nous parlons toujours d’appel à l’unité. L’unité, dans un parti comme le socialisme, qu’est-ce que cela veut dire ? Nous sommes tous socialistes, c’est-à-dire que nous avons tous quelque chose de commun, quelque chose qui est une conviction et qui a un peu le caractère d’une foi. Nous croyons - et avec toute la force d’une foi - qu’un régime social entièrement différent de celui qui existe doit lui être substitué et que la justice exige cette transformation. Tous les socialistes ont pensé cela depuis plus d’une centaine d’années, depuis qu’il y a des socialistes. Il y a quelque chose que nous croyons tous aussi, depuis moins longtemps, puisque c’est l’apport propre de Marx et de ses amis dans la doctrine socialiste. Nous croyons que cette transformation est préparée par le développement interne de la société capitaliste elle-même, non pas peut-être avec une fatalité absolue, mais du moins avec une certaine rigueur logique. Voilà les deux choses que nous croyons, et ce double acte de foi fait de nous des socialistes.
A l’exception de ces deux points fixes, est-ce que vous ne vous rendez pas compte que tout est changeant, variable, en mouvement perpétuel, non seulement dans notre tactique, mais dans notre doctrine ? Notre doctrine, en ce qui concerne non seulement la forme précise de la société future, que nous n’avons jamais dessinée avec une bien grande rigueur, mais même en ce qui concerne les moyens précis de réaliser la transformation du mode de propriété, notre doctrine est en perpétuel changement, en perpétuel devenir ; elle se modifie constamment avec la pensée des hommes qui travaillent avec nous en France et dans tous les pays de pensée de l’univers entier. Quant à notre tactique, elle est nécessairement fonction de l’état de la société capitaliste, de cette société d’où le régime socialiste doit sortir, où il est préformé, comme l’enfant est préformé dans sa mère, et par conséquent elle varie d’une façon constante, suivant l’évolution de cette société capitaliste elle-même, suivant les changements de toute nature qui se succèdent sur ce théâtre multiforme qu’est l’univers civilisé.
Ainsi, le Parti est en évolution, en travail continuels, entre deux points, deux pôles fixes : l’un qui est la société future que nous prévoyons, que nous prédisons, que nous voulons réaliser ; l’autre, qui est la société présente, des flancs de laquelle nous voulons tirer cette société future. Nous avons, si je puis dire, un pied dans le réel et l’autre dans l’idéal.
Eh bien ! camarades, cela étant, est-ce qu’il n’est pas de toute nécessité logique qu’il existe entre nous, socialistes, une variété sans cesse renouvelée de pensées et de tendances, et que cette variété s’assemble selon deux tendances, deux courants essentiels ? Il y a le courant qui portera certains hommes, suivant leur nature d’esprit, leurs affinités, ou leur caractère professionnel, vers un des pôles, vers le présent, vers le réel ; un second courant portera les autres vers le second pôle, vers la société future et idéale. Camarades, il en a toujours été ainsi, et il est nécessaire qu’il en soit ainsi. Ce n’est pas du tout entre les diverses tendances de notre Parti une contradiction : c’est une division du travail, pas autre chose.
Rendez-vous compte que si certains d’entre nous ne gardaient pas d’une façon plus précise et plus solide cette attache avec le réel, le socialisme ne serait qu’un dogme religieux, qu’une philosophie. Et si, au contraire, certains d’entre nous n’étaient pas plus obstinément tournés - comme le musulman vers sa ville sainte - vers ce futur, vers cet idéal, vers ce mirage que dessine à leurs yeux la ligne pressentie de la Cité future, alors notre Parti ne serait plus qu’un parti de réformes démocratiques et non plus ce qu’il est : le socialisme. Ces deux courants sont nécessaires, si nécessaires que, pour vous dire toute ma pensée, je considérerais, quant à moi, comme un très grand malheur que nos camarades kienthaliens nous quittassent demain. Et pourquoi ? Parce que, dans ma pensée, ils représentent d’une façon particulièrement précise cette force de contemplation vers l’avenir et vers l’idéal qui est une nécessité de la vie et du développement socialistes.
Cela étant, qu’est-ce que signifie, dans notre Parti, l’unité ? Est-ce que c’est un mot vide, une formule creuse ? Pas du tout. L’unité, à chaque moment, de ce devenir du Parti socialiste, c’est simplement un équilibre entre les mouvements divergents, c’est la détermination d’une sorte de résultante des forces. C’est la recherche des formules qui, d’après l’état momentané des tendances, de la doctrine, des circonstances ambiantes, pourra fournir ses lignes directrices à l’action du Parti, à l’action commune, collective du socialisme. Voilà ce que c’est pour nous que l’unité, cela et non autre chose.
Reprenez l’histoire du Parti depuis vingt ans. Essayez de vous rendre compte de ce qu’a été l’action de Jaurès. Eh bien ! l’action de Jaurès, à chaque moment, a été précisément de déterminer cet équilibre, de calculer cette résultante des forces, d’essayer de tracer à tous nos camarades cette ligne directrice. Est-ce immobilisme ? Pas le moins du monde, parce que le Parti est constamment en progrès, parce que, dans ce passage entre les bornes réelles de la société présente et les bornes idéales de la société future, il se déplace sans cesse. Mais, camarades, il faut qu’il se déplace tout entier, comme se déplace un système stellaire, selon les lois de la gravitation, emportant tout à la fois, dans sa translation, non seulement l’étoile, mais tous ses satellites.
Et alors, comprenez-le bien, camarades, si dans ce changement, dans ce progrès continu, il arrive à certains d’entre nous, ce qui est arrivé maintes fois à Jaurès lui-même, d’occuper aujourd’hui la place qu’occupaient hier leurs adversaires théoriques, ne dites pas que c’est de leur part un changement suspect, que c’est une palinodie.
Je suis convaincu de toute mon âme qu’en ce moment, sous l’influence de cet événement formidable qu’est la guerre, le Parti suit une évolution du genre de celle que je viens de tracer. Je crois qu’il est en progrès, qu’il évolue, qu’il se déplace, mais, je vous en supplie, qu’il se déplace tout entier, et quand certains d’entre nous, obéissant à cette loi d’évolution, viennent prendre dans le Parti la place que d’autres y tenaient la veille, ouvrez-leur les bras et ne les recevez pas comme des suspects !
Voilà ce que j’entends par l’unité. Pour ma part, je ne la conçois pas, vous le voyez, comme une formule creuse, mais comme quelque chose de vivant, comme la conciliation nécessaire entre l’unité de notre but, qui nous est commun à tous, et la diversité nécessaire des tempéraments.
Et d’ailleurs, je dois vous l’avouer dans le fond, nous qui avons de toutes nos forces travaillé pour l’unité telle que je la conçois, telle que je viens de la définir, nous n’en avons jamais désespéré, et à aucun moment, quoi qu’il arrive, je n’en désespérerai. Je sais qu’elle est inévitable et nécessaire, parce que je sens profondément ce qui est notre force, ce qui est notre chance - c’est-à-dire cette communauté de but, vers laquelle nous n’avons qu’à nous élever pour nous retrouver d’accord presque malgré nous.
Lorsque nous nous sentons parfois enfermés dans les divisions, les dissensions, les intrigues, nous n’avons qu’une chose à faire : monter un peu plus haut, nous élever, regarder le but. Et alors, nous verrons que nous sommes profondément d’accord. Nous ressemblons à ces voyageurs qui, dans la montagne, se voient pris dans les nuages et dans le brouillard. Eh bien, on n’a qu’une chose à faire : monter, monter plus haut, et quand on monte plus haut, on trouve l’air pur, la lumière libre et le soleil.
Léon Blum
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