La Chambre aux échos, Richard Powers - Editions du Cherche-Midi
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Pellegrin
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 12, octobre/novembre 2008
Le livre s’ouvre sur une scène qui ne déplairait pas aux frères Coen. Nous empruntons une petite route du Nebraska, à la nuit tombée, au moment où des centaines de grues vont se poser « en flot continu » ; elles « convergent ici, comme de toute éternité, et tapissent la plaine humide. » L’on vient du monde entier pour admirer cette chorégraphie mythique : « Alors que l’obscurité tombe enfin, le monde rejoint ses commencements, ce crépuscule vieux de soixante millions d’années qui vit débuter cette migration. » C’est sur cette petite route, cette même nuit, que Mark Schluter va avoir son accident. Il en réchappera grâce à une intervention mystérieuse, celle d’un témoin anonyme qui prévient les secours et semble être celui qui a laissé sur sa table de chevet, à l’hôpital, un billet mystérieux. Au sortir du coma, Mark sera atteint du syndrome de Capgras, trouble psychiatrique par lequel le patient, qui distingue normalement les visages et les physionomies, est intimement convaincu, quoique tout lui prouve le contraire, que ses proches ont été remplacés, qu’ils ne sont en fait que des sosies. Ainsi de Karin, qu’il accuse d’usurper l’identité de sa vraie sœur. Démunie, celle-ci contacte Gerald Weber, neurologue fameux. L’histoire peut alors commencer, qui conduira ces trois-là aux extrémités de l’existence.
Il y a toujours dans les livres de Powers quelque chose du puzzle ou du meccano. La chose est d’ailleurs sans doute moins programmée qu’il y paraît, comme si l’auteur lui-même s’orientait en suivant les méandres de ses pensées naissantes et multiples. Le récit peut bien modifier son cours au gré de l’écriture, quelques diversions peuvent bien enrichir ou compliquer encore la perception générale que nous avons du décor, de ses soubassements, de ses tiraillements, l’impression finale, elle, demeure : celle d’avoir plongé très profond, d’avoir incorporé les personnages, d’en avoir épousé les doutes, les foucades, les perplexités, d’avoir été en accord avec leur temps propre. Chacun d’entre eux dégage quelque chose d’éminemment reconnaissable, et en même temps de très commun, ce quelque chose de balbutiant, d’incertain et d’imprudent sur lequel l’existence tâtonne. L’histoire des hommes, leur vie sociale, leurs convictions, leurs certitudes peuvent bien être ce qu’elles sont : ils n’en sont pas moins friables, hésitants, emmenés par la vie. C’est là peut-être qu’excelle Richard Powers, dans cette façon qu’il a d’habiter la fragilité qui nous constitue, et de mettre au jour les petites ressources dont nous usons pour la surmonter ou la dissimuler. Pour autant, l’immense talent de Richard Powers est difficile à cerner : il embrasse trop de choses avec trop d’envergure. En renversant son sujet, en mettant la focale sur le cerveau et le désordre affectif des humains plutôt que sur les mouvements souterrains de l’Histoire, il n’en a pas moins écrit une fresque époustouflante sur l’humanité. Et s’il faut absolument dégager un sujet, s’il faut absolument essayer de dire de quoi il s’agit, au fond, dans ce livre-ci, je dirais que c’est un roman sur l’étrangeté fondamentale que nous inspirent nos propres existences, sur le sentiment névrotique que suscite notre impuissance, même relative, à tirer les ficelles de notre destin. Nous ne reconnaissons pas toujours les autres, ni la société où nous vivons, mais nous ne nous reconnaissons pas toujours nous-mêmes. Roman du libre arbitre malmené, donc, de l’identité improbable, peut-être du chaos primordial dont nous sommes faits, La Chambre aux échos, tout en s’arc-boutant à un substrat scientifique très documenté (presque trop, parfois), combine avec empathie et virtuosité le bonheur du grand roman total, la rugosité du thriller neurologique et la liberté jouissive de la réflexion métaphysique. Étrangement, c’est un livre dont on sort à la fois plus tourmenté et plus serein, le constat d’une certaine permanence humaine venant apaiser le perpétuel spectacle de nos errances. Paradoxe que l’on ne peut guère éprouver qu’à la lecture d’un chef-d’œuvre.