La ronde est celle des vélomoteurs adolescents dans la ville indifférente, le vol à l’arraché d’un sac à main par une fille qui s’ennuie ; elle est la tournante de ces garçons à moto, horde sauvage qui hante les parkings et qui entraînent Christine, 15 ans, dans une cave d’immeuble pour lui passer dessus ; elle est le cycle de l’évasion au retour en prison de Tayar, qui croyait retrouver son enfance de berger kabyle alors qu’il ne revoit que les plateaux désolés du bled ; elle est le temps qui passe sans qu’on s’en aperçoive, la villa Aurore au jardin hier paradis sauvage enfantin, aujourd’hui promise aux démolisseurs ; elle est la répétition mortelle par son fiancé de la jeune fille happée par le vide, dans un virage de la corniche ; elle est la réalité qui rattrape le rêve de fuite de deux orphelines mal grandies ; elle est l’éternel retour de l’immigré qui rêve d’ailleurs quand il est chez lui et de revenir à la maison quand il est ailleurs… Enfermement et éternel sont les deux mots-clés du recueil. Le rat dans sa cage.
Les êtres créés par Le Clézio ne sont jamais bien dans leur peau ici et maintenant. Ils sont hantés toujours, soit par un âge d’or enfantin, soit par un avenir qui n’arrive jamais. Ils sont happés par le béton, le travail, l’administration, les gardiens, le système. Ils restent englués comme la mouche dans la toile, sans jamais espérer s’en sortir. Il ne fait pas bon être un fils de l’auteur, dans ce recueil daté. Il me rappelle ces déprimes adolescentes, vers l’âge de 15 ans, où le regard détourné d’une fille dont j’étais amoureux suffisait pour assombrir tout ce qui survenait. Les personnages se voient toujours autres qu’ils ne sont : « Il le connaît bien, il le reconnaît. L’enfant lui ressemble, il est tout à fait comme un reflet de lui-même. Il porte les mêmes habits, la longue tunique de laine effilochée autour du cou, qui flotte sur son corps maigre et dessine la forme de ses jambes. Il est pieds nus sur les pierres aiguës, et ses cheveux bougent dans le vent, noirs et brillants comme l’herbe » p.77 Les lieux magiques sont toujours autres qu’ils n’étaient : la maison, « elle n’avait plus sa couleur d’aurore. Maintenant, elle était d’un blanc-gris sinistre, couleur de maladie et de mort, couleur de bois de cave, et même la lueur douce du crépuscule ne parvenait pas à l’éclairer » p.121. Les choses ne se sont jamais réalisées telles qu’elles devraient : « C’est ici, pense-t-il, c’est ici, c’est ici… Ici quoi ? Il ne sait pas. L’enfance, l’adolescence peut-être, quand il réalise ce qu’il n’a pas osé faire, courir à travers les broussailles avec une fille, puis rouler tous deux sur la terre brûlée, odorante, parmi les arbustes qui déchirent les vêtements, qui font jaillir les perles de sang sur la peau » p.143.
Le Clézio, La ronde et autres faits divers , 1982, Folio, 281 pages, 5.04€
Les autres chroniques des livres de Le Clézio sur Fugues sont en liens à la fin de la note « Hommage à Jean Marie Gustave »