Onze nouvelles douces amères, dans le style ancien de l’auteur que poursuit l’horreur économique des années post-68. Toujours l’amour est ailleurs, toujours la civilisation embrigade, enferme, exploite. Ô civilisation ennemie, comme une vieillesse précoce qui atteint les enfants ! Ces nouvelles parlent de « faits divers » à la manière des chiens écrasés des journaux populaires. Les ‘chiens’ sont des gamins ou des adolescentes, des filles mères ou des immigrés, des vieilles chassées par le béton ou un chômeur obligé à voler. Le Clézio conte la sauvagerie dans la ville, la solitude au cœur de la civilisation : « elle emplit l’intérieur du mobile home, c’est elle qui vient maintenant, par vagues de plus en plus serrées, qui vient du fond de la nuit et qui vibre sur les étoiles bleutées des réverbères, et qui fait entendre son terrible silence… » p.42
La ronde est celle des vélomoteurs adolescents dans la ville indifférente, le vol à l’arraché d’un sac à main par une fille qui s’ennuie ; elle est la tournante de ces garçons à moto, horde sauvage qui hante les parkings et qui entraînent Christine, 15 ans, dans une cave d’immeuble pour lui passer dessus ; elle est le cycle de l’évasion au retour en prison de Tayar, qui croyait retrouver son enfance de berger kabyle alors qu’il ne revoit que les plateaux désolés du bled ; elle est le temps qui passe sans qu’on s’en aperçoive, la villa Aurore au jardin hier paradis sauvage enfantin, aujourd’hui promise aux démolisseurs ; elle est la répétition mortelle par son fiancé de la jeune fille happée par le vide, dans un virage de la corniche ; elle est la réalité qui rattrape le rêve de fuite de deux orphelines mal grandies ; elle est l’éternel retour de l’immigré qui rêve d’ailleurs quand il est chez lui et de revenir à la maison quand il est ailleurs… Enfermement et éternel sont les deux mots-clés du recueil. Le rat dans sa cage.
Les êtres créés par Le Clézio ne sont jamais bien dans leur peau ici et maintenant. Ils sont hantés toujours, soit par un âge d’or enfantin, soit par un avenir qui n’arrive jamais. Ils sont happés par le béton, le travail, l’administration, les gardiens, le système. Ils restent englués comme la mouche dans la toile, sans jamais espérer s’en sortir. Il ne fait pas bon être un fils de l’auteur, dans ce recueil daté. Il me rappelle ces déprimes adolescentes, vers l’âge de 15 ans, où le regard détourné d’une fille dont j’étais amoureux suffisait pour assombrir tout ce qui survenait. Les personnages se voient toujours autres qu’ils ne sont : « Il le connaît bien, il le reconnaît. L’enfant lui ressemble, il est tout à fait comme un reflet de lui-même. Il porte les mêmes habits, la longue tunique de laine effilochée autour du cou, qui flotte sur son corps maigre et dessine la forme de ses jambes. Il est pieds nus sur les pierres aiguës, et ses cheveux bougent dans le vent, noirs et brillants comme l’herbe » p.77 Les lieux magiques sont toujours autres qu’ils n’étaient : la maison, « elle n’avait plus sa couleur d’aurore. Maintenant, elle était d’un blanc-gris sinistre, couleur de maladie et de mort, couleur de bois de cave, et même la lueur douce du crépuscule ne parvenait pas à l’éclairer » p.121. Les choses ne se sont jamais réalisées telles qu’elles devraient : « C’est ici, pense-t-il, c’est ici, c’est ici… Ici quoi ? Il ne sait pas. L’enfance, l’adolescence peut-être, quand il réalise ce qu’il n’a pas osé faire, courir à travers les broussailles avec une fille, puis rouler tous deux sur la terre brûlée, odorante, parmi les arbustes qui déchirent les vêtements, qui font jaillir les perles de sang sur la peau » p.143.
La société est méchante, les ateliers répétitifs, et l’école est un bagne. « David marche jusqu’à la porte de l’école, sans même s’en rendre compte. C’est une vilaine bâtisse de ciment gris qui s’est insinuée entre les vieilles maisons de pierre, et David regarde la porte peinte en vert sombre, où les pieds des enfants ont laissé des meurtrissures, vers le bas » p.254. Avez-vous noté l’opposition ciment sordide et vieilles pierres ? vert espérance et porte de prison ? pieds d’enfants et meurtrissures ? Quoi d’étonnant à ce qu’« Annah manquait l’école presque tous les jours depuis trois mois, pour aller regarder la mer et le ciel » p.241. L’école… Je ne sais pas ce qu’a vécu Le Clézio dans sa pension anglaise, mais il n’aime vraiment pas l’école ! Dans la lignée de l’attitude 1968, certes, mais à ce point !Le Clézio, La ronde et autres faits divers , 1982, Folio, 281 pages, 5.04€
Les autres chroniques des livres de Le Clézio sur Fugues sont en liens à la fin de la note « Hommage à Jean Marie Gustave »
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 04 juillet à 17:13
Un article très intéressant. :) Je suis justement en pleine lecture de ce recueil.
Bonne fin d'après-midi