Ces questions que même les politiciens français qui se proclament souverainistes n'osent pas toujours poser publiquement, le géopolitologue Pierre Hillard les aborde avec la froideur du médecin-légiste. Si l'on en croit cet essayiste, qui enseigne les relations internationales à l'Ecole supérieure du commerce extérieur (ESCE) à Paris, l'Europe telle qu'elle est vendue par ses promoteurs est sans rapport avec la construction qui est échafaudée depuis les dernières décennies. Loin de viser à l'agrégation des États-nations européens, les élites européennes s'ingénieraient à les déstructurer pour mieux faire émerger une authentique Europe fédérale des régions.
Et cela aussi bien dans le cadre de l'Union européenne que du Conseil de l'Europe.
Une telle entreprise s'articule autour de deux principes : le développement des régionalismes et la protection des minorités ethniques, linguistiques et religieuses.
Différents textes européens ont permis de mettre en place cette politique : la Charte des langues régionales, la Convention-cadre pour la protection des minorités, la Charte de l'autonomie locale et régionale, ainsi que la Charte de Madrid sur la coopération transfrontalière, qui vise à détacher les régions périphériques de l'autorité de leur État central pour les atteler aux régions limitrophes, sous la tutelle de l'Union européenne. Loin de procéder de la seule pusillanimité des dirigeants européens, cette politique relève d'une logique, d'un système. Si elle est portée par les institutions européennes, elle est inspirée au départ par un pays européen qui a tout intérêt à ce que les États-nations s'effacent au profit d'une Europe des régions qui lui permettrait d'affirmer son hégémonie sur le Continent.
Les intérêts bien compris de l'Allemagne
Ce pays, le plus puissant et peuplé d'Europe, c'est l'Allemagne, dont la politique continentale, depuis son unification progressive au XIXe siècle (1848-1871) jusqu'à la réunification de 1990, en passant par le Deuxième Reich, la République de Weimar et le Troisième Reich finissant, a toujours visé à « dégager le substrat ethnique de sa gangue étatique avant de procéder à de nouvelles combinaisons ». En vertu de sa conception ethno-culturelle, racialiste, du Volk, l'Allemagne, depuis que les guerres qu'elle avait déclenchées se sont terminées, accomplit patiemment, au moyen des institutions européennes communautaires et intergouvernementales, cette politique séculaire dont les racines plongent jusqu'au Moyen-Âge et au Saint-Empire romain germanique. Pierre Hillard consacre ainsi la première partie de son ouvrage à l'histoire allemande, afin de montrer la continuité des conceptions allemandes qui président aujourd'hui à sa politique en faveur des régionalismes et des minorités.
Il décrit notamment le phénomène du Drang Nach Osten (poussée vers l'Est) des Allemands qui, à différentes périodes, du Saint-Empire au Troisième Reich, a consisté en la colonisation de peuplement germanique en Europe centrale, orientale, jusqu'au Kazakhstan et à la Sibérie.
Le Drang nach Osten est indispensable pour comprendre pourquoi l'Allemagne, contrairement à la France, qui associe la nationalité à un territoire et n'a jamais réussi à se transplanter durablement dans d'autres contrées (Québec excepté), se joue des frontières étatiques pour que ses ressortissants, dans quelque État qu'ils résident, puissent rester liés entre eux et à la mère-patrie, la Heimat.
Si, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, les expulsions, les déportations et les massacres d'Allemands en Europe de l'Est, ou tout simplement les politiques d'assimilation forcée menées par les régimes socialistes, ont notablement diminué l'importance numérique du peuplement germanique dans ces contrées, la politique de l'Allemagne de l'Ouest a néanmoins visé à conserver des liens avec les minorités allemandes à l'Est, et cela en dépit du Rideau de Fer. La chute du mur de Berlin, la réunification allemande et la fin de la division de l'Europe ont donné à nouveau les coudées franches aux Allemands pour continuer leur politique séculaire de constitution d'entités régionales et ethniques, par-delà les frontières étatiques-nationales.
« Cheval de Troie »
Dans la deuxième partie de l'ouvrage, Pierre Hillard, qui d'historien se fait géostratège, montre que, par le biais d'organismes dominés par des Allemands, l'Allemagne se sert de l'Europe comme d'un « cheval de Troie » pour imposer ses conceptions sur le Continent. Il révèle par exemple que la Charte des langues minoritaires (ou régionales) et la Convention-cadre pour la protection des minorités ont été inspirées notamment par des Allemands, très actifs dans des instances comme l'Union fédéraliste des communautés ethniques (UFCE) ou le European center for minority issues (ECMI). La politique de régionalisation de l'Europe, et de mise en place d'« eurorégions », est également d'inspiration allemande, au travers d'institutions comme l'Association des régions frontalières européennes (ARFE), l'Assemblée des régions d'Europe (ARE), le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux d'Europe (CPLRE) et le Comité des régions (CdR). C'est donc sciemment, et sans réelle résistance de leurs « partenaires » européens, que les Allemands ont pu, sans que la réalité du « couple franco-allemand » ait été questionnée, imposer leur politique.
Les conséquences d'une telle entreprise sont déjà connues : éclatement de l'ex-Yougoslavie, partition progressive de la Belgique, implosion de l'Espagne sous l'effet centrifuge des privilèges régionaux, et, si la tendance actuelle se poursuit, sécession des régions françaises périphériques, scission de la Lega Nord en Italie, autonomie, voire indépendance des peuples « celtes » du Royaume-Uni...
Balkanisation
C'est un scénario, déjà décrit ici l'an dernier au sujet de la Belgique, ou l'hiver dernier lors de l'indépendance du Kosovo, qui s'apparente à une véritable balkanisation du continent européen. Voulue par l'Allemagne et par les institutions européennes qu'elle domine, cette balkanisation est également prônée par l'ONU, qui défend la protection des minorités linguistiques, ethniques et religieuses partout dans le monde. La logique de l'ouvrage est implacable, de la préface de Paul-Marie Coûteaux consacrée au « réagencement de l'Europe à l'allemande » à la postface d'Édouard Husson annonçant la « désintégration européenne ». De la volonté allemande de réorganiser l'Europe selon des appartenances ethno-culturelles et régionales pour mieux servir ses intérêts propres, l'Allemagne et sa politique menée au sein des institutions européennes préparent le terrain à une véritable reféodalisation du Vieux Continent, où un État fédéral lointain, comme jadis le Saint-Empire, dominera dans un rapport de suzeraineté des entités régionales et/ou ethniques, linguistiques et religieuses.
Pour un État-nation unitaire comme la France, une telle politique est un casus belli, une condamnation à mort. Plus grave aussi, comme l'anglicisation de Bruxelles le prouve, l'effondrement des États-nations va paradoxalement favoriser le tout-anglais en Europe, puisque le Vieux Continent ne sera plus constitué d'entités suffisamment homogènes et importantes, pour garantir l'équilibre des forces entre l'Europe et les États-Unis au sein du monde occidental. Plus grave encore, les troubles qui devraient résulter de l'émiettement européen, et dont les guerres de Yougoslavie constituaient les prodromes, menacent l'Europe en tant que pôle de civilisation. Édouard Husson écrit dans sa postface qu'il ne croit pas « que la majorité du peuple allemand ait connaissance ni encore moins qu'elle approuve les rêves usés de certains de ces représentants de ses élites. Au contraire, je pense qu'il faut donner toute la publicité possible aux projets décrits par Pierre Hillard pour qu'ils se brisent sur la réalité de l'opinion allemande. » Mais Jacques Bainville, dont l'influence est omniprésente dans l'analyse de Pierre Hillard, n'avait-il pas écrit, comme le rappelle Hillard en avertissement au lecteur : « Qui lit ? Qui comprend ce qu'il lit ? Et qui croit ce qu'il a compris ? »
Pour mieux comprendre son ouvrage et en croire les étonnantes conclusions, j'ai donc interviewé Pierre Hillard, qui estime qu'elles n'ont rien perdu de leur actualité.
RB : Les expulsions, déportations, massacres d'Allemands en Europe de l'Est après la Seconde guerre mondiale n'ont-ils pas réduit l'impact de cette politique ?
PH : Il y a peu d'Allemands au Kazakhstan et pourtant, il s'y trouve une université germano-kazakhe. Les Allemands d'Europe de l'Est sont d'excellents agents de commerce pour l'Allemagne, même en petit nombre.
« AXE BERLIN-LONDRES-WASHINGTON »
RB : Le développement du communautarisme en Europe est-il vraiment dû à la politique allemande ? N'est-il pas plutôt d'inspiration anglo-saxonne et onusienne ?
PH : Les deux se renforcent mutuellement. On parle souvent d'un axe Paris-Berlin-Moscou, comme lors de la crise irakienne en 2003. Pourtant, le vrai axe est entre Berlin, Londres et Washington. Un événement, sur lequel il n'y a pas eu un mot dans la presse française : le 27 février 2004, soit un an seulement après, le chancelier Gerhard Schröder s'est rendu à Washington pour y signer avec George W. Bush une alliance germano-américaine pour le XXIe siècle, ce qui a fait les « unes » des presses allemande et américaine. Cette alliance liait l'élargissement de l'Union européenne au renforcement du partenariat transatlantique. Une chose encore plus intéressante : cette alliance évoquait également un élargissement à des États du Proche-Orient. Par ailleurs, un document datant de février 2003, soit cette fois en pleine crise irakienne, et révélé en 2006, faisait état de la présence d'espions allemands à Bagdad ayant fourni des plans de l'Irak aux Américains.
L'Allemagne doit recomposer l'Europe sur des critères ethno-régionaux, afin de lier un Bloc unifié européen à un Bloc nord-américain, comme le prévoyait le Partenariat sur la sécurité et la prospérité (PSP) en 2005 à Waco, au Texas. Ce PSP prévoit aussi la formation d'une Union transatlantique en 2015, après l'adoption en 2010 d'une monnaie commune nord-américaine, l'Amero. La crise financière actuelle prépare simplement le terrain à cette Union transatlantique, avec le Royaume-Uni faisant le pont.
RB : Y a-t-il vraiment un risque de balkanisation d'une nation comme la France, alors que même les régions périphériques sont ultra-majoritairement francophones ?
PH : Oui, car le relancement de la décentralisation par Jean-Pierre Raffarin, chantre de l'Europe des régions, en 2003, et le déblocage de 308 milliards d'euros dans le cadre des fonds structurels européens aux régions fait que ces régions dépendent directement de Bruxelles. En 2003, le Conseil régional d'Alsace a obtenu le droit de traiter directement avec la Commission européenne. En 2006, la présidente de Poitou-Charentes, Ségolène Royal, est allée à Bruxelles demander la même chose. Le premier ministre de l'époque, Dominique de Villepin, a refusé, avant de donner l'ordre au ministre de l'Intérieur d'alors, Nicolas Sarkozy, de généraliser le cas alsacien à toutes les régions. La réforme est en cours. Une fois adoptée, les européistes auront toutes les cartes en main pour gagner en France. Mais je crois à l'instinct de survie.
« TRAHISON DES ÉLITES »
RB : L'Union européenne est-elle vraiment de taille à faire exploser les États-nations, alors que les États membres contrôlent le Conseil européen, et même indirectement la Commission européenne par le jeu des nomination des commissaires ?
PH : Oui, car il y a en France une véritable trahison des élites, comme lors du Traité de Troyes, en 1420, qui donnait le trône et la couronne de France aux Anglais. La question est maintenant de savoir si la France trouvera une nouvelle Jeanne d'Arc.
RB : Ne pensez-vous pas que le développement des communautarismes ethno-religieux en Europe a déjà permis une prise de conscience des élites européennes ?
PH : Je ne pense pas. Il faut un sursaut. Lié à la crise ? Tant que les Français et les Européens auront le ventre plein, le système tiendra. Le jour où il lâchera, il y aura des révoltes. La prise de conscience dont vous parlez viendra de là.
RB : Comment expliquez-vous que l'Allemagne continue à mener une politique de nature pangermaniste, quand on sait où cela a mené dans le passé ?
PH : Parce qu'en dépit de sa franchise, elle ne rencontre aucune opposition. L'ancien ministre des Affaires étrangères allemand, Joschka Fischer, a quand même affirmé que « la construction européenne apportera à l'Allemagne ce que deux guerres mondiales n'ont pas réussi ». De la même manière, l'historien allemand Rudolf Von Thadden a déclaré en 2002 au Figaro qu'il fallait « défaire un peu la France pour faire l'Europe ».
RB : Une Europe basée sur des critères ethno-culturels n'aurait-elle pas pour avantage de réunir à la France la Wallonie et la Romandie - si la Suisse venait à adhérer à l'Union européenne ?
PH : Non, car les « eurorégions » vont justement faire éclater la France.
Roman Bernard
Criticus est membre du Réseau LHC.
Photographie de Pierre Hillard copiée sur le blog Aventures de l'histoire.