A l'occasion de la date anniversaire de la naissance de Tarkovski, le 4 avril, j'avais posté une vidéo de Stalker. Ce film est une libre adaptation d'un roman des frères Strougatski (Arkadi et Boris de leurs prénoms), célèbres auteurs soviétiques de science-fiction. Si Arkadi n'est plus de ce monde, Boris, lui, continue d'écrire des romans sous le pseudonyme de S. Vititski, et d'accorder des interviews. La dernière en date a été publiée il y a un mois dans Delo, il s'exprime longuement sur la situation en Russie. Les auteurs du blog Russkaya Fantastika ont eu le courage de la traduire, en voilà quelques extraits.
Delo- La communauté culturelle russe est de de plus en plus souvent scindée non par des principes de style ou de genre mais par des principes idéologiques. A quoi cela peut être lié à votre avis ? Est-il vrai qu'en Russie, l'écrivain signifie plus que le littéraire et a une responsabilité devant la société qui déborde le cadre d'un texte lui-même ?
Boris Strougatski - Cet état de choses spécifique ("le poète est plus que le poète") apparaît quand il existe une opposition réelle au pouvoir. Et puisque en Russie, l'opposition au pouvoir (cachée en règle générale) existe traditionnellement toujours, le littéraire (s'il pense, en général, à ces sujets), même sans le savoir, est responsable devant la société. D'ailleurs, cela ne le fera pas écrire mieux...
En ce qui concerne le schisme de la société culturelle, il a toujours existé : "adeptes de l'eurocentrisme", "slavophiles", "partisans de l'idéologie officielle". Ce schisme n'avait aucun rapport avec l'"activité civique". C'était une sorte d'"état constant des esprits" dont je n'expliquerais pas l'origine. Il y avait aussi des adeptes de "l'art pour l'art" mais ils ont toujours été rares.
D. - Et de ce fait, comment considérez-vous l'appel des fondateurs et des participants du fonds régional et public de contribution culturelle "Monde du Caucase", adressé aux hommes de culture, où il était dit que "la guerre régionale déchaînée par le régime fantoche de Michail Saakachvili contre les habitants de l'Ossetie du Sud n'est rien d'autre que le début de la guerre non annoncée que l'Amérique et leurs alliés européens ont déchaîné contre la Russie" et que la Géorgie "sert d'arme entre les mains du nouvel 'empire du mal'" ?
BS - Cela a sans aucun doute l'air d'une récidive des traditions les plus pourries et les plus viles des temps soviétiques. Quels que soient les motifs qui guident ceux qui ont signé cet appel, on le perçoit comme un acte de servilité. En même temps, je peux admettre que certains signataires de cet appel énonçaient leur opinion tout à fait sincèrement mais le problème est que cela a l'air d'une expression bien connue : "Il est facile et agréable de dire la vérité en face de son souverain !" Il me semble que dans des situations pareilles, l'artiste doit être régi ni selon l'utilité politique et ni même selon ses convictions politiques mais seulement selon le bon sens et la charité.
(...)
D. - Vous avez dit récemment que vous aviez perdu vos derniers espoirs de "dégel de Medvedev"...
BS - Le recommencement évident de la guerre froide contre l'Ouest, la guerre chaude au Caucase et maintenant, en plus, la crise économique – tout cela ne favorise pas beaucoup le dégel, au moment où le "serrage de boulons" s'impose soi-disant tout seul à l'esprit. Mais il y a aussi autre chose : la crise et la baisse brutale des prix du pétrole feront mettre la société et tout d'abord le Pouvoir devant un choix important : soit essayer de garrotter le pays, de l'"éberluer", de plonger avec abnégation dans l'époque de Brejnev-Andropov et attendre le rebondissement / la réorganisation / la révolution suivant(e) (nous sommes déjà passés par tout cela et nous nous en souvenons) ; soit se décider, tout de même, à des réformes longtemps attendues – donner une vraie liberté au business, mettre la bride à la bureaucratie (lui interdire de faire la haute justice) et arrêter l'intervention de l'Etat dans l'économie en lui laissant seulement le droit (et l'obligation !) d'être une "mise en accord délicate" des processus économiques. Alors on réussira peut-être : nous avons déjà terminé tant bien que mal l'école primaire du Marché, maintenant, il est temps de passer en sixième.
D. - Dans vos premiers romans écrits avec Arkadi, c'est le progrès technique qui devenait le moteur du développement de l'humanité et vos personnages avaient plein d'enthousiasme pour voler dans d'autres espaces etc. Est-ce qu'il est possible de trouver en réalité une idée qui pourrait réunir les gens, si ce n'est du monde entier mais, au moins, de la seule Russie ?
BS - On ne peut pas trouver des idées – Elles VIENNENT d'elles-mêmes. Toutes seules. Elles poussent du tréfonds des masses de millions, en formant la Résultante de Millions de Volontés qui, selon Léon Tolstoï, est justement le courant de l'histoire. On peut beaucoup s'ingénier et inventer des idées terribles, redoutables et belles pour TOUS mais elles ne vont pas marcher car elles ne concordent pas avec le courant de la Résultante qui existe déjà, qui existe toujours mais peu de gens peuvent saisir son essence et, en effet, probablement personne n'est capable de la formuler dans tous les détails.
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