Voici le 24ème opus de la série Commissaire Pitt et le dernier en date en français. Nous sommes en pleine ère victorienne et Londres bruisse de rumeurs révolutionnaires, tout en se tourmentant de sexualité rentrée et de ressentiments de classe. Anne Perry sait se renouveler. Ce qui faisait le sel des premières histoires de détective, le rituel et les vacheries de la haute société, se transforme depuis quelques romans en questions sociales. Nous voici cette fois aux prises avec les anarchistes.
La scène s’ouvre sur un cab au galop, traversant les rues de Londres dans un vent de folie. Pitt, de la Special Branch chargée du renseignement intérieur, est prévenu par son patron Narraway que des anarchistes vont faire sauter trois maisons en plein quartier populaire. Il faut faire évacuer, cerner l’endroit et traquer les coupables. Après explosion, fuite des anars, course poursuite et fusillade (shocking ! car la police n’est habituellement pas armée). Deux jeunes sont pris, le troisième est mort et le dernier se carapate. Happy end ? Force à la loi et à la bonne conscience de la société ? C’est mal connaître Anne Perry. Les choses – et les hommes – sont bien plus compliqués que cela.
Le mort porte une chevalière d’aristocrate ; la balle qui l’a descendu est venue de l’intérieur ; ses deux complices arrêtés n’ont pas pu le tuer tels que le premier policeman arrivé dans la pièce les a vus. Il y a donc une énigme, que Pitt (dont le prénom n’est pas Brad mais Thomas) n’aura de cesse de résoudre. Car les anars sont trop jeunes pour mourir. Ils sont idéalistes mais pas tueurs ; ils ont prévenu la police afin d’éviter aux habitants de sauter avec leurs maisons. L’acte visait l’appartement d’un policier véreux, l’un de ceux qui prélèvent leur dîmes sur les petits commerces et les tavernes. La violence se nourrit de la paranoïa, la théorie du complot règne. Côté anarchistes, les aristocrates sont cul et chemise avec la police et l’armée pour défendre leur statut de caste tout en exploitant le pauvre peuple qui a de quoi survivre à peine. Côté ‘bonne’ société, tout un grouillement de pouilleux étrangers venus de Russie pour échapper aux pogroms fin de siècle accentue le chômage sur les docks de Londres et répand les idées subversives des nihilistes russes ; devant cette escalade de violence par imitation, il faut armer la police et surtout lui permettre de perquisitionner sans mandat dans les demeures, et d’interroger qui bon lui semble pour contrer le terrorisme.
Cela ne vous rappelle-t-il rien ? Les années George W. Bush sont passées par là et l’ère victorienne a bon dos pour en parler. Avec habileté, Anne Perry explore l’au-delà des apparences. Ceux qui se battent pour la justice n’ont pas tort ; ceux qui veulent que la loi ait le dernier mot non plus. A chacun de faire le ménage dans ses rangs. Pour la ‘bonne’ société, il s’agit du fameux Cercle Intérieur, club de riches ambitieux à la mode franc-maçonne qui vise à conquérir le pouvoir par la corruption et la manipulation. Justement, une loi renforçant les pouvoirs de police est sur le point d’être votée à la Chambre, aidée par les naïfs oisifs et par les journalistes achetés. Le chef de la police de Londres est le grand maître de cette intrigue et Pitt doit s’allier avec son pire ennemi des romans précédents, Charles Voisey, pour le contrer. A ses risques et périls, car Voisey ne voit que son intérêt personnel et garde sa vengeance au frais.
Nous avons là une intrigue bien menée, riche en coups de théâtre, avec de forts échos dans l’actualité récente, ce qui est plaisir rare. Nous retrouvons nos personnages favoris, Charlotte, épouse intelligente et aimante de Pitt, sa tante Lady Vespasia, subtile et grande dame, Narraway complexe, Voisey infernal, Tellman l’inspecteur rigoureux, galant de Gracie la bonne, qui n’a pas la langue dans sa poche. Un beau cadeau de Noël.
Anne Perry, Long Spoon Lane (Long Spoon Lane), 2005, 10/18 2008, 346 pages, 7.51€