La Bibliothèque Nationale Richelieu présente, jusqu’au 25 janvier, une sélection de 320 photographies de sa collection américaine des années 70s. C’est une présentation thématique, plutôt didactique, qui rend bien compte de la période, de l’évolution de la photographie pendant cette décennie. ‘C’est l’histoire d’une libération, d’une découverte, puis d’un refaçonnage de la vision.’ Ici n’est pas le lieu pour un cours d’histoire (mais la matière en est là), mais sachez néanmoins que l’exposition se déroule en six séquences : des précurseurs, l’influence du snapshot (séquence un peu attrape-tout, mais la plus intéressante), géométrie et espace, paysage, matière et forme, et finalement le miroir obscur (qui s’ouvre vers surréalisme et fantasmes). Ce dont je veux vous parler, c’est ce qui est à la marge, ce qui se dévoile soudain, ces quelques photos qui soudain vous ébranlent.
La série
The Fault Zone, de
Joe Deal, vous ébranlerait au sens premier, car ce travail sériel longe la faille de San Andreas en Californie : dans ces paysages habités malgré le danger, on voit ici et là des signes imperceptibles qui détonent dans le calme confortable de l’endroit, des remblais, des rochers amoncelés, des dénivelés. Ce sont des dissonances annonciatrices de catastrophes futures avérées. La série les banalise, les apprivoise, les rend domestiques, jusqu’au jour où la nature furieuse balaiera tout. Ces photos simples, froides, sans apprêts n’en sont que plus inquiétantes (
The Fault zone, San Fernando, California, 1978).
Tout aussi frontalement brutale est cette photo de mariage,
The wedding picture, (1979) de
Ken Ruth: ni têtes, ni jambes, le buste et le giron de la mariée en robe blanche brodée émergent de l’obscurité. L’homme n’est qu’une masse noire informe, on ne voit que sa main puissante et le filet blanc de sa manchette. La main droite de la femme, dans son dos, se crispe sur son bras gauche avec une violence insoutenable. La marque de ces
doigts dit la nervosité, l’angoisse, la peur, le désamour. C’est, sans yeux, sans poses, une photo éminemment sentimentale. Un peu plus loin, une jeune femme, un cornet de glace à la main, rit aux éclats devant un homme sans tête, qui n’est qu’un mannequin de vitrine : ce
Winogrand-là (
New York, 1972) est comme une revanche sur la photo de mariage.
Les photos de rue sont pour la plupart des scènes de communauté, d’échange, de communion, de confrontation, de désir, mais parfois, au milieu d’une d’elles, apparaît la marge, l’exclusion, la bizarrerie, invisible dans la foule.
Bruce Gilden a ainsi su saisir cette femme dans une rue de la
Nouvelle Orléans (1987), masse sombre et voutée que nul ne voit, sinon lui, aux dépens de la chemise rayée du premier plan.
Le bizarre est aussi une affaire de forme.
Kenneth Josephson joue à cadrer de manière étrangère, à faire écho au paysage au sein même de la photo, à insérer un double décimètre indiquant l’échelle du paysage dans un jeu d’abyme, parfois de manière plutôt drôle. Ce que nous voyons ici, est-ce un cadre de photo, ou un cadre de paysage ? Seule l’ombre portée du photographe peut apporter la réponse (
Los Angeles, 1982).
Des anecdotes ? Sans doute, mais, sous ces titres génériques, des anecdotes impensables dans la décennie précédente, des visions différentes, un autre rapport aux gens et aux paysages.