Mais bien des spécialistes ont, pardonnez moi cette familiarité, pédalé dans la choucroute. Voilà qui explique que les personnes pourtant très professionnelles en charge dès les premières heures de la gestion de la crise, au premier rang desquelles Hank Paulson, secrétaire au trésor, ex CEO de Goldman Sachs, et professionnel tout à fait aguerri de la finance, aient commis des erreurs, qu'elles sont obligées d'admettre et de corriger.
Hank Paulson a donc décidé de modifier son plan initial et de ne plus utiliser le reliquat des 700 milliards d'emprunts que lui a autorisés le congrès (il en reste encore 410...) pour racheter des "actifs pourris" des banques et assurances des USA, principalement des obligations émises par des "mortgage backed securities", c'est à dire des fonds d'investissement obligataires hypothécaires, selon des techniques complexes de titrisation dont la complexité vient d'exposer à la figure de leurs promoteurs.
En effet, il s'est aperçu que ces promesses de rachats massifs de titres douteux par l'état retardaient la résolution de la crise, et que, tout comme l'intervention publique avait grandement contribué à la crise, des interventions publiques mal à propos étaient à même de la prolonger.
Tout ceci, vous en conviendrez, parait de prime abord bien embrouillé et nécessite des explications pédagogiquement accessibles. Essayons donc d'y voir plus clair ensemble.
Qu'est ce qu'une MBS* ? des CDO* ? Pourquoi la titrisation ?
Les MBS et les CDO sont deux "produits dérivés" de la "titrisation" (encore deux termes barbares) des crédits. Illustrons par l'exemple:
Imaginons une petite banque du midwest, la Midwest Bank. Elle prête de l'argent à un client, monsieur Vincent, pour qu'il achète sa maison. Elle a besoin que ce prêt soit intégralement "refinancé" : en effet, monsieur Vincent va dépenser la somme empruntée tout de suite, en achetant la maison de monsieur Pierre. La banque de Monsieur Pierre va donc demander à celle de Monsieur Vincent de lui transmettre le montant de la transaction. Or, M. Vincent ne remboursera sa banque que lentement. Celle ci doit donc prévoir un décaissement rapide de trésorerie, mais un encaissement lent.
Bien sûr, la Midwest Bank pourrait prêter ses fonds propres. Mais elle en a peu. Elle peut prêter une partie de l'argent de ses déposants. Mais ceux ci peuvent à tout moment retirer leurs avoirs: elle doit garder d'importantes réserves, sans quoi, elle augmente son risque de crise de trésorerie, ou de faillite.
Elle doit donc emprunter les capitaux nécessaires à son refinancement. Et naturellement, ces capitaux doivent lui coûter moins cher que ce que les prêts qu'elles délivrent lui rapportent ! En Europe, les banques utilisent en grande partie des comptes d'épargne (livrets, dépôts à terme) sur lesquels les clients placent des liquidités à un taux fixe, généralement inférieur à celui des prêts consentis.
Mais aux USA, pour des raisons que j'ai déjà effleurées, et qui mériteront des approfondissements ultérieurs, les banques ont préféré privilégier majoritairement un modèle d'emprunt direct des fonds de refinancement sur les marchés de capitaux, soit directement, soit en revendant leurs prêts à des spécialistes du refinancement tels que Fannie Mae et Freddie Mac.
Dans le principe, la banque va donc mettre sur le marché le prêts consenti à M. Vincent, qui lui rapporte, disons, 6,5% d'intérêts, et proposer ce prêt pour, disons, 5,5% à des investisseurs.
Seul problème: D'une part, les investisseurs ne connaissent pas M. Vincent et n'ont aucune raison de lui faire confiance. D'autre part, si la banque ne prête qu'à des clients de proximité, et que la principale usine de la région, celle qui employait M. Vincent, fait faillite, alors la Midwest Bank risque de se retrouver avec des milliers de M. Vincent en faillite personnelle sur les bras. Si Midwest Bank avait pu se diversifier géographiquement, cela n'aurait pas été trop grave. Mais rappelons qu'aux USA, ce n'est qu'en 1994 (Riegle-Neal Interstate Banking Act) que les 9 000 banques du pays ont pu faire sauter les verrous du McFadden Act de 1927 qui avait interdit les banques d'opérer dans plus d'un état, texte à peine assoupli par une loi de 1956 (Bank holding act). On ne restructure pas totalement en moins de 15 ans un secteur atomisé et confiné plus de 60 ans sur des aires géographiques restreintes, et où les clientèles ne changent pas facilement leurs habitudes: beaucoup de banques américaines ne pouvaient donc pas faire jouer autant qu'elles l'auraient voulu la dispersion géographique pour répartir leurs risques.
La solution ? Revendre leurs prêts à Fannie Mae et Freddie Mac, ou à des établissements privés faisant le même métier. Ceux ci, par paquets de 1000 ou 1500, vont placer des prêts émis par de multiples banques, en divers endroits, dans un "pool" de prêts, un fond de placement financé par les remboursements de 1000 ou 1500 emprunteurs comme M. Vincent, qui versent 6,5% d'intérêts.
C'est ce fonds qui constitue le fameux MBS, "Mortgage Backed Security", littéralement, Fonds gagé sur des crédits hypothécaires. Admettons que le MBS où la Midwest Bank place le prêt de M. Vincent comporte 1000 prêts de 200 000 dollars chacun, soit un fonds de 200 millions de dollars.
Le fonds qui va lui même émettre des obligations sur les marchés financiers (Wall Street, la City, Paris, etc...), par exemple, 10 millions d'obligations à 20$ chacunes, rémunérées à 5,5% (ce qui est bien mieux que les obligations d'état ou le livret A !), les 1% de différence lui permettant de payer les coûts de la titrisation et de faire du bénéfice.
Ces obligations sont les CDO, "Collateralized Debt Obligations", très mal traduit par Obligations à dette collatérale, ce qui ne veut strictement rien dire. Mais passons sur ces questions sémantiques. Retenez que les MBS et leurs rejetons, les CDO, sont des "produits dérivés" du crédit hypothécaire, et que l'ensemble du processus est appelé "titrisation", c'est à dire la transformation de prêts tels que ceux de M. Vincent en titres négociables sur un marché financier ouvert.
Le gouvernement entre en jeu: les règles en deviennent plus complexes...
Apparemment, la manoeuvre est habile: en répartissant les risques sur 1000 crédits géographiquement diversifiés, et en découpant des prêts de 200 000$ l'unité en fractions de quelques dollars, ce qui permet de trouver de nombreux acheteurs, qui eux mêmes peuvent répartir leur risque entre plusieurs types de CDOs émises par plusieurs MBS.
Toutefois, même si M. Vincent n'a pas, mais alors pas du tout envie de se retrouver à la rue, et fera donc un effort important pour honorer son prêt, l'investisseur considère à juste titre que la signature de M. Vincent n'est pas aussi sûre que celle de l'état Américain, ou de Microsoft. La vie est injuste, parfois.
En plus, l'état américain a obligé la Midwest Bank, et les autres, a prêter à des personnes moins solvables que M. Vincent, afin, disait-il, d'éviter certaines discriminations. En outre, il a incité les deux princiapux refinanceurs dont il contrôle l'activité, Fannie Mae et Freddie Mac, qui ont racheté une part importante des prêts émis par la Midwest Bank, à racheter des crédits plus médiocres que ce que la prudence aurait commandé, afin de permettre aux plus pauvres d'acheter quand même, car les pauvres votent, parfois. Résultat, la Midwest Bank s'est dit que cela pouvait être rentable de prêter à des pauvres, finalement.
Qu'ont fait la Midwest Bank, Fannie et Freddie, pour gérer le risque représenté par des emprunteurs comme M. Vincent, et le surcroît de risque imposé par l'état ? Ils ont inventé des techniques d'assurance nouvelles, dont ils croyaient qu'elles étaient infaillibles: la titrisation "par tranches" (déjà évoquée ici) et les "crédit défault swaps", qui causent bien du soucis aux assureurs...
La titrisation "par tranches" consiste pour le MBS à émettre non pas un seul type d'obligations CDO à 5,5%, mais à découper le fonds en deux tranches ou plus, de taille inégale, à des taux différenciés. Dans le modèle "simple" (il faut le dire vite) à deux tranches, l'une des tranches, dite "junior", "toxique", "pourrie", ou ce que vous voulez, sera rémunérée à, disons, 6,3% --- taux choisi au hasard pour les besoins de la démonstration. Les formules mathématiques qui déterminent ces taux sont hors de ma portée ---, et représentera 10% des obligations du fonds. L'autre tranche, dite "sénior", ne recevra que 5,2%, mais en contrepartie de cette différence, la tranche à 6,3% devra absorber les pertes du MBS, avant que la tranche Sénior ne soit touchée.
Autrement dit, si M. Vincent, malgré son honnêteté proverbiale, vient à ne pas rembourser son prêt, la perte subie par le Fonds sera d'abord répercutée aux acheteurs "spéculateurs" qui ont acheté la tranche à 6,3%, alors que les détenteurs de tranches sénior ne subiront de pertes que si de nombreux autres emprunteurs font comme Monsieur Vincent. Et franchement, avant que 10% d'emprunteurs ne fassent faillite... Non, c'est impossible, n'est-ce pas ? La tranche "Sénior" est donc présumée très fiable, et notée AAA par les agence de notation. Par conséquent, les banques et assurances achètent ces obligations "sénior" pour rémunérer les dépôts de leurs clients, versent quelques fractions de pour-cent à des compagnies d'assurances qui assurent les tranches sénior contre des pertes éventuelles, croyant faire une bonne affaire: qui peut croire qu'il y aura tant de défaillances pour dépasser la capacité d'absorption des pertes des tranches pourries ?
La loi de Murphy s'en mêle: "if anything can go wrong, it will".
Hélas, cent fois hélas, ce qui ne devait jamais arriver arrive: une vague de faillites personnelles sans précédent se produit, parce que des milliers d'emprunteurs modestes ont cru aux miracles du prêt aux pauvres "encouragé" par l'état. Pris à la gorge par la remontée des taux d'intérêt, ils abandonnent leur maison, qui servait de garantie aux emprunts. Lesquelles maisons ne trouvent plus d'acheteurs: elles valent alors souvent moins que le capital dû sur le prêt ayant servi à la financer.
Imaginons que 10% des emprunteurs de notre MBS se déclarent en défaut alors qu'ils n'ont remboursé que 10% du capital emrpunté: les acheteurs de CDO émises par notre MBS ne reverront plus que 182 000 000 de dollars, au lieu des 200 milliards initialement investis. 9% de perte: c'est la tranche pourrie qui est censée amortir la chute. Mais que le nombre de défaillances augmente encore d'un chouïa, et les obligations "senior" aussi sont impactées.
Bien sur, le gestionnaire du MBS peut revendre les maisons en garantie, mais... Il n'y a plus d'acheteurs, ou alors à des prix massacrés.
Le MBS est virtuellement en faillite. Pour couronner le tout, la loi de Murphy --- dite "loi de l'emmerdement maximal" --- s'en mêle: Certains assureurs qui ont vendu des "credit default swaps" se rendent compte que les primes qu'ils ont encaissées ne couvrent pas les pertes, et sont eux mêmes en difficultés. Pour couronner le tout, la plupart des MBS ont en fait été mélangés avec d'autre "fonds gagés", mais sur d'autre crédits: à la consommation, aux entreprises, etc... Et comme personne ne sait jusqu'ou la chute des crédits immobiliers va se poursuivre, les CDO émises cessent de s'échanger. Car personne ne veut acheter des obligations qui valaient 20$ au départ, et dont personne ne sait si les acheteurs pourront récupérer 10$, 14$ ou 18$ au final !
Bref, alors que le phénomène initial ne concerne "que quelques millions" d'emprunteurs défaillants, ce sont des Milliers de Milliards de dollars de produits dérivés qui sont contaminés par la faillite des emprunteurs immobiliers.
Et donc, comme ces produits ont été en grande partie achetés par des banques et des assurances, lesquelles doivent verser des intérêts à leurs investisseurs... De nombreuses banques doivent inscrire des pertes non prévues à leur bilan, voire pour certaines être mises en faillite à leur tour.
Mécanisme de purge de la faillite
Comment, pour une banque menacée de faillite, sortir de la crise ? Par exemple, en tentant de revendre ses CDO, en y laissant aussi peu de plumes que possible.
Fin Juillet, Merrill Lynch, au bord de la chute, revend à un fonds spéculatif texan un lot de CDO pour seulement... 22 cents par dollar, afin de retrouver un semblant de trésorerie. Le fond de Dallas, Lone Star, a mis 6 Milliards de dollars pour racheter des obligations qui en valaient 30 lors de leur émission, et encore Merrill Lynch a du... prêter les trois quart de la somme au fonds pour que l'opération puisse se faire !
Naturellement, les Texans estiment qu'au final, il feront une très bonne affaire, car il n'y aura certainement pas 78% de défaillances sur les crédits titrisés ! Mais ni la banque, ni le fonds spéculatif, ne peuvent savoir si, sur une obligation de 100$, ils en récupéreront 25 ou 80 !
Toutefois, le mécanisme engendré par le Fonds Texan est vertueux: il pourrait permettre d'enclencher un processus de rachat de créances douteuses par des spéculateurs prêts à en prendre le risque, tout en permettant de donner une estimation exacte des pertes des banques vendeuses de ces obligations, mettant fin aux incertitudes.
En outre, ces gros acheteurs de CDO, pour peu qu'ils aient une part importante des MBS rachetées, auraient pu se lancer, avec les banques émettrices des prêts qui constituent le fonds, dans une fructueuse politique de renégociation des prêts à risques: quand une famille peine à payer 6,5% d'intérêts sur 200 000 dollars, passer l'éponge sur 50 000 dollars de capital restant dû peut lui permettre de redresser la situation. Or, le fonds spéculatif, en ayant acheté ses parts à seulement 22% de son nominal, peut renoncer à une part importante des créances inscrites à l'actif et réaliser malgré tout de très juteux bénéfices ! Il a tout intérêt à le faire, pour sécuriser ses rentrées d'argent. L'intervention de spéculateurs privés pour racheter les obligations des MBS en déroute est donc socialement on ne peut plus bénéfique, car elle permettra dans de nombreux cas d'atténuer la charge de remboursement des emprunteurs mal avisés sans que le contribuable ne soit contraint de financer ce sauvetage.
Ajoutons que si ce processus de rachats spéculatifs avait pu se développer, il est probable que plus les MBS auraient été rachetées, et plus l'évaluation précise des pertes aurait avancé, alors la valorisation des MBS aurait augmenté, permettant aux banques les moins exposées à ce risque, celles pouvant se permettre d'attendre pour vendre, d'en tirer un meilleur risque: les banques qui auraient moins mal évalué a priori la toxicité de ces actifs auraient été moins punies que Merill Lynch.
Loi de Paulson = Loi de Murphy au carré.
Hélas... En annonçant dès début septembre une loi de reprise d'actifs douteux par l'état, le secrétaire au trésor, Henri "Hank" Paulson, a gelé ces opérations de purge: les banques et assurances préféraient attendre que l'état, moins bon négociateur que les hedge funds, ne fasse une offre, et achète les CDOs à des prix plus élevés.
En outre, l'état, en rachetant certains CDO, aurait augmenté le risque de réaction "politiques" des ménages endettés, cherchant à monnayer un rééchelonnement très avantageux de leurs crédits au travers d'associations d'électeurs... La perspective d'une présence massive de l'état sur le marché des CDO a augmenté l'incertitude sur ce marché et par conséquent, l'annonce du plan Paulson a de facto pratiquement gelé ce marché**.
Un changement de stratégie salutaire
A partir du moment ou Paulson a annoncé que finalement, il n'allait pas utiliser les 700 milliards pour racheter de CDOs, il a donné au secteur privé un signal positif: vous pouvez recommencer à vous engager dans un processus de négociation de transactions sur le marché des actifs dépréciés. C'est ainsi qu'un homonyme célèbre de Hank Paulson, un certain John Paulson, qui a fait sa fortune en pariant sur la faillite des subprimes dès 2007, se propose maintenant de racheter à bas prix des milliards de CDO toxiques, et de donner son feu vert pour que les banques qui ont fourni des prêts aux MBS ainsi rachetés rééchelonnent des prêts, voire abandonnent une partie des créances.
Bref, l'abandon du programme "TARP" (Troubled Assets Relief Program) va permettre aux mécanismes de marché de recommencer la purge des déficits eux mêmes engendrés par des séries de mauvaises décisions en partie publiques.
L'abandon de ce volet du plan Paulson montre que l'état américain a compris que, dans le domaine de la liquidation des faillites aussi, il n'est pas plus efficace que le secteur privé.
Espérons que l'administration américaine, ancienne ou nouvelle, aura la sagesse de s'en rappeler et de laisser les professionnels privés gérer la prochaine grande faillite, celle des constructeurs d'automobiles de Détroit.
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Plus d'articles sur la crise ici
Je recommande chaudement la série "Wall Street Explodes" du City Journal pour approfondir, et notamment les articles de M. Husock et Mme Gelinas.
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* Nb: Certaines publications parlent parfois de CMO (collateralized Mortgage Obligations) au lieu de CDO, ou d'ABS (Asset Backed Securities) au lieu de MBS. Peu de différences en fait, inutile d'entrer dans les détails.
** Ce qui nous ramène à la controverse sur la norme comptable "mark to market" dénoncée dans ces colonnes. Dénoncée à tort ? Peut-être. Car est-ce la norme qui est en cause, ou l'état US qui de par son action a gelé le marché de la liquidation des CDO, rendant vénéneux le mécanisme du Mark to Market ?
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