On entend beaucoup dire en ce moment, alors que les socialistes se déchirent, que Ségolène Royal serait atypique au Parti socialiste, qu’elle n’en maîtriserait pas les codes ou qu’elle aspirerait à une rénovation en profondeur des mœurs partisanes parce que celles-ci ne seraient pas les siennes. Comment alors ne pas s’étonner que cette personnalité si peu « socialiste », qui veut secouer si fort le « vieux parti », ait pu rassembler derrière son seul nom la moitié des votes des militants lors du scrutin de désignation du Premier secrétaire le 21 novembre ? Alors même qu’elle a contre elle tout ce que le parti compte de célébrités établies – de sa gauche (Fabius, Hamon, Emmanuelli, Montebourg…) à sa droite (Rocard, partisans de Strauss-Kahn…) en passant par son centre (mou) de gravité depuis dix ans (Hollande, Jospin, Delanoë, Aubry…). Bref, comment celle que ses camarades désignent souvent comme une « usurpatrice » a-t-elle réussi un tel coup ?
On ne peut pas cette fois se contenter d’avancer les explications contingentes de la primaire interne pour l’élection présidentielle de 2006. Difficile, en effet, de mettre en avant la seule exploitation habile d’une bulle médiatique ou d’une popularité acquise auprès de l’opinion publique – Bertrand Delanoë était en tête dans les sondages auprès des sympathisants et des militants socialistes depuis des mois, devançant Ségolène Royal. Celle-ci n’a pas non plus obtenu le résultat qui pose tant de problème au PS aujourd’hui en jouant à l’excès, comme à l’époque, la femme victime du machisme ambiant. Elle n’en a d’ailleurs même pas eu besoin, tant le « Tout sauf Ségolène » (TSS) s’est déployé clairement avant, pendant et après le Congrès de Reims, au vu et au su de tous les Français. Ségolène Royal n’était plus cette année la candidate « mystérieuse » de 2006. Aujourd’hui, tout le monde sait parfaitement qui elle est – même sa vie privée a été étalée au grand jour. Ses insuffisances et ses maladresses ont été abondamment commentées et disséquées. Sa « performance » baroque au Zénith, par exemple, a été auscultée sous toutes les coutures. D’aucuns pourront souligner qu’elle a certainement obtenu ce qu’elle recherchait à travers cette médiatisation à outrance mais il est difficile de dire qu’elle n’a pas été soumise à une analyse attentive de tous les aspects de sa personnalité.
On peut avancer une double explication à cette résilience politique tout à fait étonnante. La première, celle volontiers mise en avant par les partisans de Ségolène Royal, est que sa proposition de rénovation du PS, et plus généralement de la politique, retient l’attention au sein du parti comme à l’extérieur. Qu’au cœur même de cette organisation usée, vieillie et fatiguée qu’est le PS, une moitié des militants souhaite désormais en finir avec les vieilles pratiques en ouvrant portes et fenêtres. Certes. Cela confirme que même dans la pire des oligarchies partisanes, en dépit d’intérêts locaux préservés coûte que coûte par un appareil déconnecté de la société, la dynamique du changement nécessaire passe malgré tout. Mais cette explication reste insuffisante.
Elle doit être complétée par une seconde, plus structurelle et moins facile à exploiter par les partisans de Ségolène Royal : leur candidate n’a rien d’une marginale au PS. Elle est le produit de ce parti, et elle s’appuie, précisément depuis qu’elle a lancé en 2006 sa candidature à l’élection présidentielle, sur les ressources les plus conventionnelles de celui-ci. Ce qui laisse penser d’ailleurs que, quelle que soit l’issue des déchirements actuels, Ségolène Royal et ses alliés ne quitteront pas le parti. Ils y resteront, même minoritaires, afin de bénéficier au mieux des possibilités offertes par celui-ci en tant que plate-forme logistique et financière pour les élections. Une analyse attentive de ses résultats depuis la primaire de 2006 montre qu’elle a parfaitement su s’attacher le soutien d’une fraction conséquente du « vieux parti » : à la fois de grosses fédérations aux pratiques « traditionnelles » (Bouches-du-Rhône, Hérault…) et de personnalités parfaitement rompues aux manœuvres d’appareil (Vincent Peillon, François Rebsamen, Julien Dray, David Assouline…). Elle a ainsi construit en quelques années un véritable réseau au sein du PS qui sans ressembler jusqu’ici à un courant classique – c’est désormais le cas depuis le dépôt d’une motion en son nom au congrès de Reims et la désignation de membres de son courant dans les instances nationales – n’en est pas moins le fondement de la dynamique qui l’a conduite à recueillir la moitié des votes des militants lors de l’élection au premier secrétariat le 21 novembre dernier. Et donc à pouvoir légitimement, aujourd’hui, contester l’élection de sa rivale Martine Aubry dans ce scrutin très serré.
On se rappellera encore, à ce propos, que Ségolène Royal avait déjà surpris nombre d’observateurs et ses rivaux (Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn) par sa capacité d’agréger des forces venues de tout le parti lors de sa désignation à la candidature présidentielle en décrochant la première place avec plus de 60% des voix. Elle était apparue, dès le printemps 2006, comme la seule candidate potentielle à pouvoir réunir à la fois des partisans du « oui » et du « non » au Traité Constitutionnel Européen (TCE) qui avait divisé le parti un an plus tôt et, de là, des membres de tous les courants et sensibilités constituées en son sein – majorité du parti, Nouveau Parti Socialiste, Nouveau Monde, ex-fabiusiens, ex-jospinistes, ex-rocardiens… Cette candidature « attrape-tout » lui assurant très tôt dans la campagne de désignation interne un large écho auprès des militants, des cadres et des élus. Elle avait aussi parfaitement su faire fructifier son capital politique en alliant puissance médiatique (forte présence dans l’opinion à travers la presse, démultiplication des sondages de sympathisants en sa faveur…) et appui de toutes les « catégories » du parti (nouveaux adhérents « à 20 euros », grosses fédérations classiques, petites fédérations rurales, sections des grandes villes…).
Reste à savoir maintenant quel est le statut qui convient le mieux à Ségolène Royal pour attendre la présidentielle de 2012 à laquelle on peut imaginer qu’elle veuille être candidate. Le statut du moins qui lui permettra de déployer le plus largement ses qualités politiques sans que ses défauts les annulent ou les amoindrissent. Il n’est pas certain que ce soit celui de leader ou de « chef » des socialistes, rôle auquel elle aspire pourtant dans la bataille actuelle. On a ainsi pu constater pendant la campagne présidentielle qu’à partir du moment où elle a été désignée et qu’elle a été « en charge » directement de sa campagne, elle n’a pas su montrer les mêmes qualités que celles qui lui avaient permis de s’imposer dans le parti. On formulera alors l’hypothèse suivante : une Ségolène Royal placée par l’hostilité de ses rivaux en position de challenger permanente, « coincée » dans la minorité du parti (avec 50% des voix tout de même…) et victime d’une exclusion de fait en forme de TSS serait bien plus dangereuse dans la perspective de 2012 pour ses adversaires que la même, désignée Premier secrétaire d’un parti balkanisé au sein duquel l’hostilité à sa personne sinon à sa politique serait à son plus haut, obligée de se battre sur deux fronts : en interne, contre des « camarades » qui nient sa légitimité, et à l’extérieur contre le trio Sarkozy-Bayrou-Besancenot.
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