Eugène Onéguine 1

Publié le 24 novembre 2008 par Porky

C’est en mai 1877 que Tchaïkovski eut l’idée d’adapter le roman de Pouchkine Eugène Onéguine en livret d’opéra. Encore cette idée lui fut-elle soufflée par la femme d’un de ses amis, lors d’un séjour qu’il fit chez eux à cette période. « La semaine dernière, j’ai été chez Lavroskaïa, écrit-il à son frère Modest. Nous avons commencé à parler de sujets d’opéras. Son imbécile de mari disait d’incroyables sottises, me proposant les sujets les plus saugrenus. Elisaveta Andreievna se contentait de sourire silencieusement, mais soudain, elle me dit : « Et si vous preniez Eugène Onéguine ? » L’idée me parut d’abord absurde et je ne répondis rien. Ensuite, je suis allé dîner seul dans un restaurant et, en repensant à Eugène Onéguine, je commençai à trouver l’idée de Lavroskaïa acceptable. Elle me plaisait même de plus en plus et vers la fin du repas, ma décision était prise. » (1)

Pourquoi ce refus immédiat de Tchaïkovski ? Pourquoi l’idée paraissait-elle d’abord « absurde » ? La réponse se trouve dans le poème lui-même de Pouchkine. Ce « roman en vers » était très long, truffé de réflexions souvent ironiques, d’interventions de l’auteur, et il semblait tout à fait inadapté à un livret d’opéra. Pourtant, le compositeur revint le soir même sur sa première décision. Tel qu’il avait été écrit, il était effectivement impossible d’en tirer un opéra ; mais en lui faisant subir un important travail de remaniement, de réécriture, de réorganisation, le sujet était de ceux qui plaisaient grandement à Tchaïkovski. De plus, il allait être « le parfait reflet de [son] caractère musical ». (2)

Disons d’abord quelques mots de l’œuvre de Pouchkine : le poète a 23 ans lorsqu’il écrit Eugène Onéguine. Ce « roman en vers » fit à l’époque de sa parution sensation. Pas à cause du sujet ; mais parce que son auteur écrivait en russe. C’est Pouchkine qui est à l’origine de la littérature russe et de la langue littéraire russe ; c’est à partir de lui que la littérature russe gagne la reconnaissance internationale. Il est donc le poète national par excellence de la Russie.

Dans la société aristocratique russe de l’époque, la langue noble, « polie » était le français. Beaucoup d’aristocrates considéraient leur propre langue comme un idiome barbare, paysan et la dédaignaient souverainement. Presque à lui seul, Pouchkine parvint à changer cela. Mais on retrouve cette situation dans Eugène Onéguine : la lettre de Tatiana à Onéguine avait été, selon Pouchkine, écrite en français, et il avait dû la « traduire ». « Tatiana connaissait mal la langue russe, ne lisait pas nos journaux… Elle écrivit donc en français. Que faire ! Je ne peux que répéter que jusqu’à présent l’amour féminin ne s’exprimait pas en russe. J’ai entendu dire qu’on va forcer nos dames d’apprendre à lire le russe. Imaginez-vous cela ! » (3) Bien des années plus tard, Tolstoï dans Guerre et Paix décrira lui aussi une aristocratie moscovite entichée au plus haut point de la langue française, à tel point que pendant l’invasion des troupes napoléoniennes en 1812, malgré le désir de parler russe pour raison patriotique, une femme ne pourra exprimer sa pensée qu’en français. Et aux reproches qui lui seront adressés, elle répondra : « Mais comment peut-on dire ces choses-là en russe ? »

Ayant considérablement réduit le roman à ses éléments principaux, Tchaïkovski se met à la composition dès 1877. Il est conscient que son nouvel opéra manque un peu « d’action », qu’il est, à part le deuxième acte, relativement peu « scénique ». Mais il se dit « émerveillé » par les vers de Pouchkine. Le personnage de Tatiana le fascine, c’est tout juste s’il ne se déclara pas amoureux d’elle ou du moins de son image. A la mi juin 1877, le premier acte est presque entièrement composé.

L’opéra sera créé le 29 mars 1879 au Maly-Théâtre à Moscou par les élèves du Conservatoire Impérial. Dès le début de la composition, Tchaïkovski manifeste une inquiétude certaine quant au choix des chanteurs qui vont interpréter les rôles. « Où trouverai-je cette Tatiana que Pouchkine avait imaginée et que j’ai essayé d’illustrer musicalement ? Où prendrai-je l’artiste qui se rapprocherait un tant soit peu de l’Onéguine idéal, de ce froid dandy imprégné jusqu’à la moelle des os des bonnes manières mondaines ? Où prendra-t-on Lenski, ce jeune homme de 18 ans à l’épaisse chevelure et aux réactions impulsives et originales d’un jeune poète à la Schiller ? Le ravissant tableau de Pouchkine sera terriblement avili lorsqu’on l’aura transporté sur la scène et livré à la routine, aux traditions absurdes et aux vétérans qui n’hésitent pas à jouer les jeunes filles de 16 ans et les adolescents imberbes. » (4)

Ces craintes expliquent que le compositeur ait tenu à ce que son opéra soit créé par la troupe des élèves du Conservatoire de Moscou et non par les artistes chevronnés des Théâtres Impériaux. Dans une lettre à l’inspecteur de la musique des Théâtres, Tchaïkovski précisera ses exigences : « Il me faut pour Onéguine : 1) Des chanteurs de moyenne force mais bien préparés et surs d’eux-mêmes. 2) Des chanteurs qui sachent jouer simplement mais jouer bien. 3) Une mise en scène sans luxe mais qui corresponde rigoureusement à l’époque. […] 4) Les chœurs ne doivent pas être un troupeau de brebis comme sur la scène impériale, mais des humains qui prennent part à l’action de l’opéra. […] Pour rien au monde, je ne donnerai Onéguine à la direction de Saint-Pétersbourg ni à celle de Moscou. Et s’il se fait qu’on ne peut pas le jouer au Conservatoire, alors qu’on ne le joue nulle part. » (5)

Voilà des exigences de rigueur et de perfection que les artistes d’aujourd’hui feraient bien d’imiter…

(1) – Lettre de Tchaïkovski à son frère Modest, 18 mai 1877.

(2) – Lettre de Tchaïkovski à son frère Anatole, 18 mai 1877

(3) – Pouchkine

(4) – Lettre de Tchaïkovski à Nadedja Von Meck, décembre 1877

(5) – Lettre de Tchaïkovski à Karl Albrecht, Inspecteur de la musique des Théâtres.

Argument : Premier acte – Premier tableau – Le jardin de la propriété de Madame Larina, devant la maison. Madame Larina fait des confitures en compagnie de la nourrice. Pendant ce temps, dans la maison, ses deux filles Olga et Tatiana répètent un duo dont on entend des bribes par la fenêtre ouverte. Arrivent les moissonneurs qui viennent offrir à Madame Larina une gerbe décorée et chantent pour elle un air populaire. Tatiana, dit combien ces chants la font rêver ; Olga, beaucoup moins romanesque, affirme elle une gaieté et une désinvolture beaucoup plus réaliste.

Madame Larina ayant remercié les paysans, ceux-ci se retirent ; elle s’inquiète de la pâleur de Tatiana mais celle-ci la rassure : ce n’est que la conséquence de l’émotion provoquée par la lecture d’un roman dont les amours malheureuses des héros l’ont touchée. On annonce la visite de Lenski, accompagné de son ami et voisin, Eugène Onéguine. Après avoir accueilli les deux jeunes gens, madame Larina les confie à ses filles. Tatiana est très impressionnée par Onéguine mais ne laisse rien paraître de son émotion tandis que Lenski et Olga se comportent en fiancés et flirtent sans retenue.

Les deux couples conversent en marchant dans le jardin. Lenski fait de brûlantes déclarations à Olga ; pendant ce temps, Onéguine interroge Tatiana sur sa vie dans cette campagne. La nourrice essaie d’entendre leur conversation et s’interroge sur les chances que Onéguine a de plaire à Tatiana.

Deuxième tableau – La chambre de Tatiana. C’est la nuit. Tatiana interroge la nourrice sur son expérience passée, sa jeunesse, son mariage. Puis, elle lui avoue être amoureuse. Demeurée seule, elle est submergée par l’émotion et incapable d’en contenir toute la violence : commence alors la magnifique et célèbre scène de la lettre, pendant laquelle Tatiana va écrire à Onéguine une longue missive, pleine de passion. Cette lettre est à la fois un aveu, une supplique, et en même temps un moment d’extase et de rêve ; l’âme de Tatiana s’y révèle à nu. Le jour se lève. La nourrice vient réveiller Tatiana qui lui confie la lettre pour qu’elle la fasse porter à Onéguine.

Troisième tableau – Une autre partie du jardin de Madame Larina. Des jeunes filles chantent un air campagnard en cueillant des framboises. Tatiana arrive. Elle est anxieuse, elle attend la réponse d’Onéguine. Celui-ci arrive et d’emblée, fait tomber toutes les espérances de Tatiana. Poliment mais froidement, il remercie de don aveu d’amour mais veut lui répondre avec franchise : l’amour et le mariage ne sont pas pour lui. Il peut l’aimer d’un amour fraternel mais rien de plus ; elle ne doit donc rien attendre de lui et doit oublier ses rêves. Il pousse même « l’amabilité » jusqu’à lui faire une petite leçon de morale, lui conseillant de se montrer à l’avenir plus prudente. Puis il la raccompagne, pétrifiée, humiliée, et silencieuse.

Deuxième acte – Premier tableau – Le salon de la maison de Madame Larina. Pour fêter l’anniversaire de Tatiana, un bal est donné. Onéguine, invité, danse avec Tatiana, provoquant ainsi des commentaires peu flatteurs pour lui, commentaires qu’il entend et qui lui font regretter d’avoir accompagné Lenski à cette fête. Pour « punir » son ami de l’avoir entraîné à ce bal, il décide de courtiser Olga et vole à Lenski une danse, puis une autre, malgré les protestations du jeune homme qu’Olga n’est pas fâchée de faire enrager.

Apparaît Monsieur Triquet, le précepteur français. Il vient chanter ses couplets en l’honneur de Tatiana, la reine du jour. Après cette pause, la tension recommence à monter. La mauvaise humeur de Lenski va croissant. Olga ayant préféré danser le cotillon avec Onéguine plutôt qu’avec lui, Lenski s’en prend violemment à son ami et l’accuse de vouloir séduire Olga. Bien qu’Onéguine essaie de le calmer, la rage de Lenski parvient à son comble et il provoque son « rival » en duel. Onéguine regrette son attitude mais il est trop tard, le défi est jeté, le combat est inévitable. L’assistance est consternée, Tatiana désespérée et Olga s’évanouit. (Le personnage d’Olga disparaît de l’opéra après ce tableau alors que chez Pouchkine, la jeune fille se remettra assez vite du drame qui va suivre.)

Deuxième tableau – Près d’une rivière bordée d’arbres, au petit jour. Lenski et son témoin attendent l’arrivée de l’adversaire. Dans un très bel air, il évoque sa jeunesse, son amour pour Olga, la tristesse de ne plus la revoir si le destin joue contre lui. Onéguine arrive. Les deux anciens amis méditent un instant sur l’absurdité de cette situation mais les témoins ont fixé les conditions du duel. Les deux hommes s’éloignent de quelques pas, se retournent, tirent. Lenski tombe, mort.

Troisième acte – Premier tableau – Les salons d’une riche demeure à Saint-Pétersbourg, deux ans plus tard. On danse une Polonaise. (Morceau brillant, certes, mais à cent lieues de la beauté de la scène de la lettre.) Onéguine est présent. Il a 26 ans et revient d’un long voyage, consécutif à la mort de Lenski. Entre le prince Grémine, ayant à son bras sa femme, qui n’est autre que Tatiana. Onéguine ne la reconnaît pas tout de suite, puis admire la transformation de la jeune fille maladroite et un peu campagnarde en cette aristocrate extrêmement belle, qui a l’air d’une reine. Il apprend du Prince que Tatiana est sa femme depuis deux ans et Grémine, dans un célèbre air de basse, explique à quel point ce mariage a changé sa vie et lui a apporté de joie, louant les qualités de Tatiana. Puis il « présente » la Princesse à Onéguine. Tatiana, très maîtresse d’elle-même ne laisse rien paraître et évoque calmement le passé avec Onéguine. Puis, se déclarant fatiguée, elle demande à son mari de la reconduire chez eux. Resté seul, Onéguine laisse libre cours à la passion soudaine qu’il éprouve pour Tatiana et qu’il ne peut réfréner.

Deuxième tableau : Un salon chez le Prince Grémine. Tatiana attend la visite d’Onéguine. Elle sent renaître en elle l’ancien amour, qu’elle avait cru éteint à jamais. Onéguine entre, se jette à ses pieds. Elle évoque leur rencontre d’autrefois, sa lettre, la réponse du jeune homme, le sermon dont il s’était cru obligé de l’accabler. Elle s’étonne qu’après un tel discours, Onéguine ressente à présent une telle passion à son égard. Mais elle ne peut s’empêcher de laisser paraître son propre amour et, se sentant faiblir, rappelle à Onéguine qu’elle est mariée, que leurs destins sont définitivement séparés, bien qu’elle l’aime encore. Onéguine la supplie de partir avec lui, de quitter ce monde vide et stérile. Tatiana refuse, mais sentant qu’elle risque de céder d’un instant à l’autre, se lève et s’enfuit sur un dernier adieu, définitif cette fois, laissant Onéguine effondré et désespéré.

Vidéos 1 et 2 : Acte I, deuxième tableau : Scène de la lettre, première et deuxième parties – Mirella Freni est Tatiana.