La question du boycott d’Israël par les artistes arabes et le refus de la normalisation des relations avec cet Etat reviennent régulièrement dans ce blog (voir “boycott” dans “Catégories”). Il n’y a pas tout à fait un an, un billet avait évoqué les problèmes soulevés par la diffusion de deux films. La logique du boycott pouvait expliquer, à défaut de la justifier, la mise à l’écart du Voyage de la fanfare, même si on peut le regretter au vu de la qualité de ce film. Quant au second, Salata baladi, documentaire à proprement parler extraordinaire tourné dans une famille « islamo-christiano-juive » de militants de la gauche égyptienne, il avait, entre autres mérites, celui de mettre en évidence toute la complexité d’une question à laquelle il n’y a pas de réponse simple.
On découvre en ce moment dans les pages culturelles du quotidien libanais Al-Akhbarune âpre discussion sur le même thème, provoquée cette fois par une publication de Comma Press, une maison d’édition britannique à but non lucratif qui cherche à promouvoir les nouvelles littératures. Dans une série à propos de la ville, la Libanaise Joumana Haddad a édité Madinah, City Stories from the Middle East, une anthologie qui associe une évocation de Tel-Aviv par l’écrivain israélien Yitzhak Laor à neuf récits traduits de l’arabe (et un du turc) qui parlent de Bagdad, Beyrouth, Amman, Riad, Lattaquié, Alexandrie, etc.
Ce rapprochement - au sens propre et au sens figuré du terme - a suscité la colère du poète palestinien Najwan Darwish. Sous le titre « Une infiltration israélienne dans l’inconscient arabe », ce collaborateur régulier d’Al-Akhbar se demande pourquoi des écrivains arabes, à commencer par l’éditrice du volume, ont accepté de participer à une anthologie qui mêle Tel-Aviv aux villes arabes de la région. A ses yeux, le fait que les positions de l’auteur israélien contre l’occupation soient bien connues sert de prétexte à une normalisation rampante, comme s’il était parfaitement naturel - les mots sont très proches en arabe - que figure dans ce recueil une ville qui s’est édifiée sur les ruines des villages arabes détruits en 1948. Qu’on le veuille ou non, le recueil coordonné par Joumana Haddad suggère à ses yeux une vision bien particulière de la région, ce New Middle East de la politique étrangère étasunienne où un écrivain comme Yitzhak Laor a naturellement sa place…
Anticipant les réactions à cette anthologie, l’éditeur a accompagné la présentation de l’ouvrage sur son site d’une déclaration, en anglais et en arabe, mentionnant que l’idée d’inclure un écrivain israélien était la sienne, et que la coordinatrice libanaise du volume avait tout d’abord énergiquement refusé cette suggestion, avant de se laisser convaincre par le choix d’un auteur aussi critique vis-à-vis de la politique israélienne que Yitzhak Laor, par ailleurs soutenu par différentes organisations palestiniennes et par la voix palestinienne de cette anthologie, Ala Hlelel (علاء حليلل).
De son côté, ce dernier, un jeune auteur né en Galilée et vivant à Saint-Jean-d’Acre, avait pu exprimer son point de vue à côté de celui de Najwan Darwish, dans les colonnes d’Al-Akhbar. Il y défendait notamment l’idée que Yitzhak Laor était bien plus qu’un « sioniste de gauche » et que le fait qu’il soit juif ne devait pas l’empêcher de participer à la lutte des Palestiniens. Dans la mesure où le boycott consiste à refuser la normalisation, c’est-à-dire le fait de considérer comme normal l’existence d’un Etat sioniste au Proche-Orient, on peut même trouver honteux qu’on refuse à un écrivain plus d’une fois publié dans Karmel, la revue littéraire naguère dirigée par Mahmoud Darwich, le droit de figurer dans cette anthologie, y compris pour parler de Tel-Aviv, édifiée sur des ruines arabes.
Quelque temps plus tard, le débat se prolonge dans le même quotidien avec une longue réponse d’Yitzhak Laor à Najwan Darwish. Le poète israélien ouvre son texte en se demandant si la lutte contre la normalisation ne devient pas parfois un danger pour la normalité elle-même avant de critiquer une expression de son contradicteur palestinien, lequel s’insurgeait contre une anthologie qui tendait à intégrer Tel-Aviv dans le wijdân arabe. Bien qu’ayant étudié la géographie, je ne connais rien de tel, répond Yitzhak Laor, pas plus que je ne connais de wijdân syrien ou juif ! [Comment lui aura-t-on traduit ce mot arabe - وجدان - bien difficile à rendre en français, quelque chose comme "l'expression exaltée de son être au monde" ? Y a-t-il un mot en hébreu pour dire cela ?] Ne pas mentionner Tel-Aviv, poursuit Yitzhak Laor, l’effacera-t-il pour autant des cartes géographiques ? C’est bien un des malheurs de l’occupation qu’un poète [tel que Najwan Darwish], aveuglé par la douleur, en arrive à souhaiter que son frère soit frappé du même mal.
Il prolonge ses réflexions en considérant que la critique publiée dans Al-Akhbar revient à lui signifier qu’il n’existe aux yeux des Palestiniens, et avec lui tous ceux qui font comme lui, que lorsqu’il sert leur cause. Et cela veut dire qu’il y a deux discours dans la société arabe. Dans le premier, on parle d’un seul Etat (laïc, démocratique et toutes les jolies choses) mais sans parler de l’identité de ceux qui luttent pour cet Etat (et non plus du fait de savoir si Tel-Aviv fait partie de ce combat). Mais il y en a un autre, au nom duquel quelqu’un comme Najwan Darwish peut prétendre qu’il ne veut rien savoir d’une existence juive au Moyen-Orient.
Cette manière de dire les choses (توصيفات) est le résultat d’un trauma, et cela ne fait pas de la littérature, pas plus que cela ne permet de mener un combat, affirme le poète israélien qui poursuit en estimant que la position de Najwan Darwish revient à collaborer avec l’horreur (فظاعة) [de l'occupation], car cela signifie en fait : d’accord, Tel-Aviv existe, mais mais pas en nous (نفس). Or, ce n’est pas une manière sérieuse de résister, car si Najwan Darwish ne peut pas oublier ce qu’est Tel-Aviv, il doit apprendre à lire les différences qui s’y expriment. Et d’ailleurs, s’il avait lu la nouvelle publiée dans cette anthologie, il aurait vu qu’il y comparait Tel-Aviv à une immense caserne, pleine de soldats malades.
Le directeur de la page culturelle d’Al-Akhbar, Pierre Abi Saab (présenté en français ici), participe également au débat, en relevant le fait que l’écrivain israélien, dans cette réponse publiée en arabe, met sur le même plan wijdân arabe et wijdân juif, en d’autres termes une identité nationale d’un côté, et religieuse de l’autre. En prenant ses distances vis-à-vis de sa propre identité et en regrettant que son contradicteur n’en fasse pas autant, Yitzhah Laor ne tient pas compte de la situation spécifique d’un peuple colonisé vivant sous occupation. Il ne peut pas comprendre que le refus de la présence de Tel-Aviv dans un livre sur les villes arabes n’est pas une exclusion raciste des juifs mais le refus d’une politique visant à faire accepter la présence juive comme quelque chose de naturel.
Pour Yitzhah Laor, Najwan Darwish se comporte en extrémiste replié sur lui alors que lui-même se montre capable de dépasser les limites de son appartenance par un cosmopolitisme qui ne l’empêche pas d’être de cette partie du monde. Certes, reconnaît Pierre Abi Saab, mais cette position devrait précisément l’obliger à comprendre la situation de son interlocuteur et non pas à lui donner des leçons. Qu’il continue donc à écrire contre l’injustice en attendant le jour où il sera possible à tous d’écrire à égalité sur « leurs villes », en tant que citoyens ordinaires que ne séparent pas des fleuves de sang.
Aussi fidèlement que possible, on aura tenté dans ce long billet de donner à entendre un échange qui paraît presque impossible. La douleur qui rend aveugle, comme dit Yitzhah Laor, est trop présente mais on s’aperçoit aussi, lorsque l’on se penche attentivement sur ce qui est écrit, que les mots, et ce qu’ils portent en eux dans une langue ou une autre, ne permettent pas de se parler. On peut sourire de ce wijdân arabe, cliché éculé d’une langue de bois - plus émotionnelle qu’analytique - utilisé par Najwan Darwish et réfuté par l’écrivain israélien. Il n’en constitue pas moins une manière d’être au monde, et de le dire, qui existe et qui a sa légitimité.
On notera tout de même que ce débat se tient dans les colonnes d’Al-Akhbar, un quotidien libanais, sans aucun doute proche du Hezbollah et donc pas très éloigné de la chaîne Al-Manar, dont l’Allemagne vient d’interdire la diffusion dans les hôtels et autres lieux publics !!!
Interdiction qui semble donner raison aux positions courageuses d’un opposant israélien aussi déterminé qu’Yitzhah Laor. Voici ce qu’il écrivait, dans l’introduction d’un ouvrage publié en 2007 aux éditions La Fabrique :
« Malgré ses récriminations sur l’hostilité des médias, Israël a la cote en Europe. Non seulement les Israéliens sont très présents dans l’imaginaire occidental, mais les Occidentaux ont pris l’habitude de nous considérer comme une partie d’eux-mêmes, du moins tant que nous sommes ici, au Moyen-Orient, une sorte de dernière version de pieds-noirs.
Cette identification avec “nous” fonctionne mieux encore avec la culture de l’holocauste, en offrant au nouvel Européen, dans le contexte de la “fin de l’Histoire”, une meilleure version de sa propre identité face au passé colonial et au présent “postcolonial”. Inquiet devant la masse des immigrés musulmans légaux et illégaux, cet Européen a adopté le nouveau Juif comme un Autre rassurant, moderne, ami du progrès, sans barbe, sans papillotes, avec une femme qui ne porte pas de vêtements traditionnels et ne dissimule pas ses cheveux -heureusement, ces nouveaux Juifs n’ont rien en commun avec leurs grands-parents. Bref, cet Autre sympathique est assez similaire au Moi européen, toujours hostile à ceux qui ne lui ressemblent pas, qui ne s’habillent pas comme lui ou qui ne se conforment pas à ses valeurs. »