Au fil de la lecture de “The drop edge of yonder”, le dernier roman de Rudolph Wurlitzer, j’ai regulièrement pensé à “Méridien de sang” de Cormac McCarthy. Superficiellement, l’époque, la violence, le personnage du Warden, l’errance renvoient le lecteur au chef-d’œuvre de Cormac. Mais c’est plutôt les différences entre les deux titres qui marquent. C’est une citation de Gary Indiana, sur la quatrième de couverture, qui m’a mis sur la piste : « Rudolph Wurlitzer wrings your heart like a chicken’s neck while he show you the cannibal in the bathroom mirror : our true American myth of origin ». Si la première partie de la phrase est indéniablement juste, la conclusion l’est, à mon sens beaucoup moins. « Méridien de sang » est, entre autres choses, une approche saisissante de l’origine quasi mythologique d’un pays et de l’image qu’il se fait de soi-même. Par contre, « The drop edge of yonder », c’est l’absence du mythe, son absence la plus complète, à un point tel qu’il ne s’agit même pas d’aller voir ce qu’il y a derrière le mythe : il n’existe pas et donc il ne cache rien. Reste un western existentiel, pas un de plus, non, un western existentiel qui se fout du western pour, finalement, parler d’un homme et d’une femme.
Zebulon. Delilah. Z., trappeur par défaut, se met en route pour voir sa mère mais tombe en chemin sur Hatchet Jack, éduqué comme son frère bien qu’ils n’aient aucun lien de sang. Dans un saloon, il fait la rencontre de D. et de son mari, « comte » russe avec un penchant pour le jeu et le revolver. La soirée pas même terminée, Z. se retrouve avec une balle dans le cœur. Pas mort, il se réveille dans un fossé. Et le voyage de débuter. D., abyssinienne mélangée à plein d’autres origines, pute du vieux continent, habituée aux salons des grandes capitales mais maudites des dieux, suit son consort et mari, Russe jaloux, en fuite vers l’Amérique où il espère se refaire une santé et échapper à la corde qui lui est pourtant destinée. De saloons et saloons, elle chante et distribue les cartes de façon à toujours gagner. Z. n’aurait pu, cette nuit-là, n’être qu’un oiseau de passage, abattu avant même de s’envoler. Il n’en sera rien : leurs routes se croiseront encore et encore.
Z. et D., on finira par leur dire, ont sur eux la même malédiction, qui les attire l’un vers l’autre tout en les empêchant d’être vraiment ensemble. Plaxico, sorcier mexicain, annonce qu’ils ne se libéreront de l’entre-deux monde où ils errent que par la mort de Z. et la grossesse de D. Tous deux fatalistes, ils entendent la prophétie, mais, puisque ce qui doit arriver arrivera, ne cherchent ni à accélérer sa réalisation ni à éviter l’inévitable. Ils se séparent pour toujours et chaque fois finissent, par hasard ?, par se retrouver. Il en va de même pour tous les autres protagonistes, qui se croisent et se décroisent. Hatchet Jack, Plaxico, Large Marge, The Warden, le bateau Rhinelander, balisent à chaque étape le chemin parcouru par D. et Z., qu’ils soient séparés ou ensembles.
Le parcours est sanglant. Contrairement à McCarthy qui offrait en « Méridien de sang » un roman qui redéfinit les rapports du lecteur avec la violence dans la littérature, la célébrant presque, la ritualisant dans des scènes incroyables où la plus féroce sauvagerie acquérait une beauté rare, Wurlitzer fait des combats et des duels qui émaillent son récit guère plus qu’une toile de fond certes capitale dans le parcours mais qui n’est au bout du compte guère plus que ce qui se passe alors que Zebulon est en plein dans sa quête absurde. Si Wurlitzer remplaçait ces scènes par des descriptions de procédés agricoles de l’Ouest, ce ne serait pas la même chose mais il le raconterait sur le même ton. Et le ton de Wurlitzer est capital, il donne au livre son humour étrange, mais surtout pince-sans-rire, une impression que rien n’importe alors que tout devrait importer, un à quoi bon d’où perce quelques éclats de rire qu’on voudrait croire désespéré mais qu’on soupçonne d’une autre nature. Et ça se reflète dans un style qui se refuse au lyrisme, au baroque sans pourtant plonger dans une sécheresse trop forcée : comme Z. et D. l’écriture de Wurlitzer est dans l’entre-deux, entre ne pas en dire assez et en dire trop, alternant une aptitude à dessiner des images et à lancer des métaphores étranges et puissantes avec une tendance à la concision ou plutôt à la zone d’ombre, au silence qui pourrait, si on savait le décrypter, en dire long. C’est, au-delà de l’histoire, tout ça qui séduit dans « The drop edge of yonder ». C’est aussi l’aspect irréel du récit, non pas de par ses évènements mais bien par le doute savamment distillé par Wurlitzer qu’il s’agirait peut-être bien d’un rêve qui pourrait être aussi bien celui de Z. que de D. Ou celui du lecteur ? Les répétitions, les retours des mêmes personnages, des mêmes scènes ou des mêmes bribes de scènes enfoncent le clou encore plus profondément : on finit par se dire qu’il est absurde de continuer avec cette épopée absurde. Mais comme précisément, on a parfois l’impression que cette absurdité est la nôtre, on continue de lire, histoire, qui sait ?, d’en trouver la clé. Si l’on suit le récit jusqu’au bout, à la fin de tout, à la page 275, certains concluront que même les prophéties jouent des tours et qu’on ne peut se fier à rien. On pourrait aussi imaginer que l’histoire n’est pas finie.
S’il y a un mythe dans « The drop edge of yonder », c’est celui de Zebulon. Largement faux, grossi médiatiquement dans l’imaginaire populaire, il a de nombreuses conséquences indésirables. C’est sans doute cela qu’évoquait Gary Indiana mais je pense que ce serait donner trop d’importance au mythe Z. : tout comme la violence, il ne fait qu’accompagner le parcours, il est là parce qu’il lui est indispensable, et non pas pour faire un discours sur l’Ouest et sa représentations. Ici, le mythe, la violence, l’époque ne se raconte pas comme chez McCarthy : il n’est finalement que le théâtre de l’absurde, le décor de deux existences, la zone d’expression d’une étrange méditation sur l’amour. Cette étrangeté ressort d’ailleurs bien des commentaires d’esprits aussi fins que Sam Shepard ou John Ashbery : ils doivent utiliser le vieux stratagème journalistique de la liste d’affinités (Mel Brooks, William Burroughs, Jack Smith, Guy Maddin, Samuel Beckett) pour espérer parvenir à dire un roman qui échappe au commun. C’est peut-être le TLS qui tombe le plus juste : un western célinien. C’est vrai.
Rudolph Wurlitzer, The drop edge of yonder, Two dollar radio, $15.00