Le "storytelling" de guerre ou l'art de formater les esprit (2/2)

Publié le 23 novembre 2008 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Des « armes de distraction massive »

Pour Richard Lindheim, le vice-président de Paramount Digital Entertainment qui fut à l'origine de l'ICT, si la génération du Viêt-nam était celle de la télévision, les jeunes soldats d'aujourd'hui ont grandi avec les jeux vidéo. Selon une étude de l'armée, 90% des 75.000 jeunes qui rejoignent l'armée chaque année ont déjà utilisé des jeux vidéo, et 30% se considèrent comme des inconditionnels. Confrontée à une grave crise de vocations, l'armée américaine compte en effet sur l'immense public des accros de ces jeux pour combler son déficit en recrues. Lancé le 4 juillet 2002 sur le site Web de l'armée américaine, America's Army est ainsi utilisé par les sections de recrutement : mis en ligne gratuitement sur Internet, c'est l'un des cinq jeux vidéo en ligne les plus populaires. Un article de son concepteur Mike Zyda ne laisse aucun doute sur ses intentions : « Armes de distraction massive – America's Army recrute pour la guerre réelle. »


On trouve dans le jeu des liens permettant de se connecter au site <www.goarmy.com> pour explorer les possibilités de carrières militaires et contacter un recruteur. Selon le colonel Casey Wardynski, en 2005, le jeu avait été téléchargé par 6,1 millions d'utilisateurs. Son efficacité en termes de recrutement est incontestable : 20% à 40% des nouvelles recrues de l'armée avaient déjà joué à ce jeu. « Au lieu de déplacer la salle de classe sur le champ de bataille, résume Randy Hill, le directeur des technologies appliquées de l'ICT, nous faisons entrer le champ de bataille dans la salle de classe (35)… »

Comme l'expliquaient en 2005 Heather Chaplin et Aaron Ruby dans leur livre Smartbomb (36), le jeu America's Army n'est pas seulement un excellent outil de relations publiques et de recrutement, c'est aussi un moyen de tester les aptitudes militaires. Mike Zyda admet ainsi que les concepteurs du jeu avaient sérieusement envisagé la possibilité d'utiliser les aptitudes et les profils des utilisateurs pour recruter directement des joueurs. L'hypothèse n'a pas été retenue, mais les joueurs demandant des informations sur les carrières militaires révèlent leur pseudonyme aux recruteurs et peuvent voir leurs performances corrélées à leur identité réelle dans le but de faciliter leur incorporation dans l'armée.

Cité dans un article du quotidien britannique The Guardian de 2005, Greg Costikian, un concepteur américain de jeux vidéo, expliquait froidement : « La conscription est une forme d'esclavage. Comme nous sommes dans un système de volontariat, l'armée doit recruter. Et, s'il est légitime pour elle d'utiliser dans ce but la publicité dans la presse écrite et télévisuelle, où est le problème de recourir également aux jeux vidéo ? (37) »

« Si l'on voulait choquer, concluait prudemment un autre article du Guardian en 2004, on pourrait décrire cette colonisation des loisirs des jeunes comme la plus grande opération de militarisation d'une population adolescente depuis les Jeunesses hitlériennes (38). »

Les jeux vidéo ne servent donc pas seulement à l'entraînement des soldats : utiles en amont pour les campagnes de recrutement, ils sont également précieux en aval pour le traitement psychologique des « états de stress post-traumatique » (Post-Traumatic Stress Disorder, ou PTSD) au retour du front. En témoigne l'un des projets de l'ICT, destiné à aider les vétérans à surmonter ces troubles, qui affecteraient, selon une étude du Walter Reed Army Institute of Research datant de 2004, plus de 15% des combattants de retour d'Irak (39). Ce programme, peut-on lire sur le site Internet de l'ICT, consiste à plonger le vétéran victime du PTSD « dans un environnement virtuel qui lui fait revivre sans menace un scénario de combat dans un processus thérapeutique de traitement des émotions permettant de déconditionner les effets du traumatisme ». Le journaliste du Guardian James Verini précise le mécanisme : « En recyclant les jeux vidéo conçus pour l'entraînement par simulation au combat tactique, comme Full Spectrum Warrior et d'autres applications de l'ICT, le projet permet de construire rapidement et à moindre coût des prototypes pour aider les vétérans à surmonter les effets du PTSD et à retrouver une qualité de vie pour eux et leur famille (40) ».

Selon Robert McLay, un psychiatre de la Navy spécialiste des traitements recourant à la réalité virtuelle, le traitement des traumas nécessite souvent de retourner sur le lieu où s'est produit le choc émotionnel : « Vous n'allez pas renvoyer en Irak quelqu'un qui est traumatisé. [L'immersion virtuelle] permet ce retour en arrière, mais sur place. Certaines victimes du PTSD, ajoute-t-il, ne peuvent pas ou ne veulent pas se souvenir de certaines choses [...j sans des stimuli, comme des images numériques d'un hôpital de campagne, l'enregistrement d'une mélodie de prière musulmane ou la diffusion d'odeurs d'explosifs dans le bureau du psychologue (41). »

Le 9 février 2007, le journaliste du Los Angeles Times Larry Gordon révélait que l'Institut national de santé mentale avait versé 2 millions de dollars à la faculté de médecine d'Emory, qui expérimente ces traitements virtuels couplés avec l'injection d'un médicament (la D-cyclosérine) censé réduire les symptômes de vertige (42). L'entraînement au combat et le traitement des traumas obéiraient donc aux mêmes règles, celles de l'immersion dans un univers virtuel. Pour l'ICT, guérir et aguerrir, c'est tout un...

La guerre, une contre-narration

De façon plus étonnante encore, mais somme toute très logique dans ce contexte, la transformation des représentations de la guerre à travers le storytelling et la virtualisation du réel grâce aux techniques numériques a profondément contaminé les « visions du monde » et les modes de décision des responsables politiques américains face à la complexité de la géopolitique mondiale et aux défis de l'« hyperterrorisme ».

Quelques jours après les attentats du 11 septembre 2001, la presse internationale s'est ainsi faite l'écho d'une réunion entre de hauts responsables du ministère américain de la Défense et de nombreux scénaristes et réalisateurs d'Hollywood. Parmi eux, John Milius (le coscénariste d'Apocalypse Now), Steven E. De Souza (le scénariste de Piège de cristal – Die Hard) et, plus surprenant, Randal Kleiser (le réalisateur de la comédie musicale Grease)... Les conclusions de ce groupe de réflexion n'ont jamais été rendues publiques, mais la presse a repris la thèse officielle selon laquelle cette réunion avait pour but de demander aux scénaristes d'Hollywood d'imaginer des scénarios possibles d'une future attaque terroriste et les répliques que l'on pouvait y apporter.

L'idée que des scénaristes ou des réalisateurs d'Hollywood puissent prévoir l'avenir et en informer le pouvoir, comme l'oracle de Delphes dans la Grèce antique ou les chiromanciens à Rome, est si typiquement hollywoodienne qu'elle a inspiré de nombreux films et romans. Par exemple, dans le film de Sidney Pollack Les Trois Jours du Condor (1975), adapté du roman à succès de James Grady, le personnage principal Joseph Turner (Robert Redford) travaille pour une officine new-yorkaise de la CIA, dissimulée derrière la façade d'une prétendue « Société d'histoire littéraire américaine ». Son travail, comme celui de ses collègues, consiste à lire tous les romans publiés dans toutes les langues afin d'y trouver des scénarios originaux, ou de repérer d'éventuelles fuites. Leurs notes de lecture sont ensuite enregistrées sur ordinateur, centralisées à un niveau hiérarchique supérieur et toutes les pistes proposées sont comparées avec les données et les informations de la CIA pour y relever d'éventuels recoupements avec des indices d'activités subversives.

Dans les jours qui suivirent le 11 septembre, on a de même beaucoup glosé sur les prédictions des romans de Tom Clancy et les scénarios de films catastrophes comme La Tour infernale ou, plus récemment, la trilogie Die Hard (1990-1995), dans laquelle Bruce Willis affronte des terroristes dans diverses situations. Le fait que les trois plus grands succès de la décennie 1990 – Independence Day (Roland Emmerich, 1996), Armageddon (Michael Bay, 1998) et Deep Impact (Mimi Leder, 1998) – traitent de destruction massive a apporté de l'eau au moulin des amateurs de prédictions et de prémonitions. Certains faits divers l'alimentent également régulièrement, comme l'assassinat de John Lennon en décembre 1980, dont l'auteur, Mark David Chapman, portait sur lui comme un bréviaire, le jour du meurtre, le roman de Jerome David Salinger, Catcher in the Rye (L'Attrape-cœur). Ou encore John Hinckley, qui tenta d'assassiner le président Ronald Reagan en 1981 et qui se déclarait lui aussi fan de ce roman.

Tous ces épisodes ont en commun l'idée d'une précession de la fiction sur le réel, qu'illustre également le film de Steven Spielberg, Minority Report (2002) – adapté d'une remarquable nouvelle de Philip K. Dick –, dans lequel des cerveaux plongés dans un état végétatif artificiel font des rêves qui permettent de prévoir, et même de voir, les images de crimes avant qu'ils ne se soient produits et donc d'en intercepter les auteurs. De même, dans le film de Paul Verhoeven, Starship Troopers (1997), dans un monde sous complète hégémonie américaine « après un immense shaping the world », les agents du « Corps psy », une sorte de Gestapo high tech, sont capables de divination : ils lisent dans les pensées de l'adversaire et peuvent influencer les personnes sur lesquelles ils se branchent : « Une métaphore, écrit Jean-Michel Valentin, des capacités d'infodominance que le Space Command tente de développer (43). »

Paradoxalement, c'est à un romancier, Don DeLillo, qu'est revenue la tâche de déconstruire cette illusion. Comme il l'avait fait pour l'entreprise de fiction, il a décrit la société américaine comme un univers saturé de fictions, envoûté et donquichottesque, dans le sens où la fiction y est préférée au réel et où ses « héros » les plus célèbres (Kennedy, Hoover, Nixon, Sinatra, Marilyn, Oswald...) se comportent comme des personnages de fiction. Dans son roman Libra, il décrit ainsi le cerveau du complot contre John F. Kennedy, un personnage de fiction qu'il nomme Win Everett, ex-agent de la CIA : « Win Everett était au travail, inventant une forme générale, une vie. Il créerait un terroriste grâce à des papiers ordinaires et écornés, remplissant un portefeuille... Un carnet d'adresses avec des indices ambigus. Des photographies parfaitement (ou grossièrement) truquées, des lettres, des papiers officiels, des signatures contrefaites, une vie pleine de faux noms. Tout cela exigerait un déchiffrement minutieux, une traduction dans une langue claire. Il imaginait des équipes de linguistes, de spécialistes de la photo, d'experts en empreintes digitales, en écriture, en poils, en fibres, des spécialistes du flou et de la macule. Les enquêteurs rétabliraient la chronologie. Il s'arrangerait pour que ce déroulement chronologique les conduise à des pièces en sous-sol dans des zones industrielles éventées, dans des villes perdues sous les tropiques. [...] 11 fallait mettre sous la dent des enquêteurs, écrivit-il, des coïncidences, des mystères en suspens. C'est ce qui rend les choses réelles. [...] Ils voulaient un nom, un visage, une silhouette qu'ils puissent utiliser pour répandre leur fiction dans le monde (44). »

La réunion des officiels du ministère de la Défense et de scénaristes d'Hollywood s'inscrivait dans l'atmosphère irréelle, surchargée de fictions et d'intoxications, qui suivit l'attentat du 11 septembre 2001. Elle se tint non pas dans les locaux du Pentagone, mais à l'Institute of Creative Technologies à Los Angeles. L'homme qui était à l'initiative de cette réunion n'était autre que Karl Rove, l'architecte de la « stratégie de Schéhérazade », celui qui allait présider à la reconfiguration du inonde de l'après-11 septembre, répandre ses fictions dans le monde, s'occuper de ces mystères en suspens et de ces coïncidences qui rendent les choses réelles : l'homme d'une nouvelle politique transfictionnelle, le storytelling de guerre. Ce que les terroristes avaient détruit, les architectes de la stratégie de Schéhérazade sauraient le reconstruire en proposant une contre-narration.

La coopération Hollywood-Pentagone

En témoigne la multiplication, surtout depuis le 11 septembre, des signes de connivence entre Hollywood et le Pentagone. Ainsi, début, janvier 2002, le vice-président américain Dick Cheney et le secrétaire d'État à la Défense Donald Rumsfeld étaient présents à Washington à la première du film de Ridley Scott La Chute du Faucon noir (Black Hawk Down), qui « fictionnalisait » le fiasco de l'armée américaine en Somalie en 1993 (et les bases américaines à l'étranger ont reçu des cassettes du film). De même, lors de sa sortie en mars 2002, le film Nous étions soldats (We Were Soldiers), qui relatait avec de forts accents patriotiques la bataille de la Drang en 1965, lors de la guerre du Viêt-nam, entre les forces américaines et nord-vietnamiennes, a été montré en projection privée à George W. Bush, Donald Rumsfeld et Condoleezza Rice. Et, en 2003, le Pentagone a utilisé pour sa campagne de recrutement le film La Somme de toutes les peurs (The Sum of all Fears, 2002) de Phil Alden Robinson, qui a eu accès à des données classées « confidentiel » du Pentagone et de la CIA.

Mais ce n'est pas tout, comme le racontait en 2002 Samuel Blumenfeld dans un article du Monde : « L'attorney-général John Ashcroft a attendu le lundi suivant le deuxième week-end d'exploitation de La Somme de toutes les peurs pour annoncer l'arrestation du terroriste Abdullah al-Mujahir, de son vrai nom José Padilla, lié à Al-Qaïda, qui fomentait un attentat proche de celui qui se produit dans le film de Phil Alden Robinson. Plus étrange encore, John Ashcroft se trouvait à Moscou au moment de cette annonce, comme pour faire écho au dénouement de La Somme de toutes les peurs, où la coopération russo-américaine sauve le monde du chaos (45). »

Pour autant, le storytelling de guerre ne peut pas être réduit à de purs effets idéologiques, à un ensemble de tromperies destiné à dissimuler des intérêts économiques ou militaires. Car ces effets idéologiques ne tombent pas du ciel : ils s'enracinent dans des institutions, des pratiques, des pouvoirs. Acteur important du storytelling de guerre, l'ICT est ainsi un laboratoire des nouvelles coopérations entre disciplines du savoir et techniques de pouvoir : il expérimente de nouveaux paradigmes de leadership et d'entraînement, d'éducation et de mobilisation, une nouvelle articulation entre maniement des armes et entraînement des individus, entre technologies de la simulation et sciences de la cognition.

Les studios d'Hollywood en étaient venus jadis à se qualifier d'« industrie », désignant par là un processus d'industrialisation du cinéma. Le storytelling est aujourd'hui l'objet d'un processus équivalent : dans le décor hollywoodien de l'ICT, grâce à la magie des réalités virtuelles, de nouvelles techniques de pouvoir se mettent en place, de nature à permettre à l'institution militaire non plus seulement de « surveiller et punir » comme dans la société disciplinaire décrite par Michel Foucault, mais aussi de dresser et de contrôler, d'enrôler et de mobiliser, avec des fictions de guerre.

Ce dispositif d'ensemble articule des formes discursives et des pratiques (d'entraînements, de formation, de recrutement), des scénarios et des logiciels, des investissements et des marchés, que Tim Lenoir et Henry Lowood ont qualifiés en 2002, dans un article souvent cité (46), de « complexe militaro-entertainment », en référence à ce que le président Eisenhower (1953-1961) avait qualifié aux lendemains de la guerre de « complexe militaro-industriel » — lequel n'a pas disparu, comme on l'a cru un peu vite à la fin de la guerre froide, mais s'est en partie restructuré autour des nouvelles technologies et des industries du virtuel. « Des esprits cyniques, écrivent-ils, pourraient affirmer que, si le complexe militaro-industriel était plus ou moins identifiable pendant la guerre froide, il est aujourd'hui partout et invisible, pénétrant notre vie quotidienne. »

Pour Lenoir et Lowood, l'ICT et d'autres officines apparentées (Waves, Mitre Corporation...) constituent la partie visible de ce nouveau complexe, regroupant des activités qualifiées à tort de divertissement (car il ne s'agit pas de divertir, mais de mobiliser) : devenues stratégiques depuis l'explosion des nouvelles technologies de transmission et de visualisation, elles se fédèrent aujourd'hui sous la catégorie du digital storytelling, un nouveau complexe d'activités avec ses bureaux de production, ses ateliers d'effets spéciaux, ses logiciels de programmation, ses jeux et ses armes, ses budgets évalués en millions de dollars et ses technologies de pointe (armes, intelligence artificielle, sciences cognitives...).

Le vieux théâtre de la guerre, avec ses règles et ses contraintes spatio-temporelles, sa logistique, le génie « visuel » de ses stratèges et le courage physique de ses soldats, a cédé la place aux champs de bataille virtuels et aux systèmes de « réalité augmentée ». Ceux-ci créent un nouvel environnement hybride, dans lequel l'enjeu principal du combat n'est plus un champ de bataille réel, mais un miroitement de signes : celui de la guerre virtuelle où s'affrontent moins des armes que des données, des systèmes de décodage d'informations et des scénarios dont le but ultime est moins l'annihilation de l'ennemi que sa construction mythique.

« La coopération Hollywood-Pentagone, écrivait Maurice Ronai, a rendu possible l'émergence d'un nouveau genre : le thriller de sécurité nationale, avec comme ressort narratif la mise en scène de "défis asymétriques" : détournement de missiles, trafic de têtes nucléaires, prolifération d'armes bactériologiques ou chantage cybernétique. L'inventivité des scénaristes dans la description des "menaces" et des "crises" a pour pendant une grande désinvolture dans la représentation de l'ennemi : mafia, groupe terroriste, rogue state. La "crise" est "gérée" au niveau le plus élevé du pouvoir américain (de plus en plus souvent incarné par le conseiller national à la Sécurité, quand ce n'est pas le président lui-même), mais se dénoue sur le terrain, avec l'intervention de forces spéciales (47).

Il ne suffit plus désormais de redéployer le champ de bataille en modifiant les perceptions, mais de créer pour la guerre ce que les théoriciens de la réception des récits appellent un « horizon d'attente ». Une formidable entreprise de mise en fiction accompagne l'effort de guerre, légitime la torture, met en scène les forces spéciales sur le terrain, procède à l'exposition et à la démonstration des armes nouvelles, teste et met en valeur les technologies de transmission et de visualisation... Le cinéma, les jeux vidéo, les séries télévisées, les médias sont les vecteurs fictionnels de cette entreprise de mobilisation. Le storytelling est son mode opératoire, en temps réel et 24 heures sur 24, comme le revendique crânement la série « culte » du héros Jack Bauer, 24 heures chrono.

La série 24 heures chrono, ou la normalisation par la fiction de l'état d'exception

Le succès mondial de cette série américaine ne tient pas seulement à la nature des événements rapportés – la tentative désespérée de la section antiterroriste de Los Angeles de déjouer un attentat aux conséquences imprévisibles –, ni même au montage parallèle des différentes lignes narratives qui accentue la tension, mais à la manière dont la série utilise le temps réel pour produire un engrenage narratif et temporel, dans lequel le téléspectateur est pris. Chaque saison est composée de vingt-quatre épisodes d'une durée de une heure et couvre les événements d'une journée. La durée des spots publicitaires fait partie de l'écoulement du temps de l'épisode, matérialisé par la présence à l'écran d'une horloge numérique. Il y a donc une synchronie parfaite entre le temps de l'action et celui de sa perception, entre celui de la fiction et de la réalité, qui supprime la distance temporelle et symbolique propre à toute représentation. Les événements sont donnés comme tout à la fois vécus et représentés, agis et perçus sans aucun recul, dans une synchronisation qui permet de fusionner le virtuel et l'actuel.

L'action ne se conjugue plus à l'imparfait de la fiction, mais dans un temps nouveau : celui de l'urgence normalisée, de l'état d'exception permanent, qui n'implique pas seulement, comme le dit le philosophe slovène Slavoj Zizek, une sorte de suspension du jugement moral – il reprend là une expression de Milan Kundera applicable au roman : « Le territoire où tout jugement moral est suspendu (48). » Pour Zizek, cet état d'exception prend la forme d'une injonction à pratiquer la torture comme une chose qui va de soi dans les circonstances de l'urgence normalisée, de manière décomplexée en quelque sorte, obéissant à une nouvelle loi qui autorise tout le monde à interroger tout le monde – le père son fils, le mari son épouse, la soeur son frère –, pour obtenir des informations qui concernent tout le monde. « C'est une indication alarmante, dit Zizek, du profond changement de nos valeurs éthiques et politiques (49). »

La question est bien là dans le caractère prescriptif des fictions hollywoodiennes et de leur fonction de légitimation d'actes anticonstitutionnels ou tout simplement immoraux. L'invention d'un modèle de société dans lequel les agents fédéraux, réels ou fictifs, doivent disposer d'une autonomie d'action suffisante pour protéger efficacement la population n'est rien d'autre que l'instauration d'un état d'exception permanent qui, ne trouvant plus sa légitimité dans le droit et la Constitution, la cherche et la trouve dans la fiction.

S'il en fallait une preuve, Antonin Scalia, juge à la Cour suprême des États-Unis et donc chargé du respect de la Constitution, l'a apportée en juin 2007, lors d'un colloque de juristes à Ottawa : il a alors justifié l'usage de la torture en se fondant non pas sur l'analyse de textes juridiques, mais sur l'exemple de... Jack Bauer ! Évoquant la deuxième saison de la série, au cours de laquelle on voit le héros sauver la Californie d'une attaque nucléaire grâce à des informations obtenues au cours d'« interrogatoires musclés », il n'a pas craint d'affirmer : « Jack Bauer a sauvé Los Angeles, il a sauvé des centaines de milliers de vies. Allez-vous condamner Jack Bauer ? Dire que le droit pénal est contre lui ? Est-ce qu'un jury va condamner Jack Bauer ? Je ne le pense pas. Ainsi la question est vraiment de savoir si nous croyons en ces absolus. Et nous devons y croire (50). »

Qu'un juge éminent de la Cour suprême, l'institution qui est en principe le garant de la constitutionnalité des lois et des actes de l'exécutif, prétende se fonder sur une série télévisée pour juger de la validité de pratiques de torture condamnées par le droit international, instaurant ce qu'il faut bien appeler une « jurisprudence Jack Bauer », indique à quel point en est arrivée la dérive institutionnelle de l'administration Bush. Cette « jurisprudence Jack Bauer » fait sentir ses effets, comme on va le voir, jusqu'au sommet de l'État, où la puissance de l'entreprise américaine de mise en fiction du réel permet le triomphe des préjugés sur la morale la plus élémentaire, la négation du réel par la toute-puissance des représentations qui prétendent le transformer.

Christian SALMON

Écrivain et chercheur au CNRS (Centre de recherches sur les arts et le langage)