Le jour pâlissait et la nuit ne tarderait pas à tomber, un homme, petit et trapu, approchait du village avec son sac à dos, espérant y trouver le gîte et le couvert car le vent qui soufflait de la mer, apportait de gros nuages sombres et menaçants, bordurés d'or par le soleil couchant. Les mouettes tournoyaient en un désordre bruyant qui commençait à assourdir les oreilles du marcheur, fatigué de sa longue étape.
Les premières maisons du village étaient closes, semblant inhabitées. Il s'engagea dans la ruelle menant au cœur du hameau à la recherche d'un café ou d'un commerce quelconque où on lui indiquerait un endroit pour passer la nuit, au sec et à l'abri du vent.
Quelques fenêtres éclairées, de-ci de-là, attestaient d'une présence humaine et un chien jappant à son approche le rassura, il n'était pas tombé sur un village abandonné. Un chat noir sur le pas d'une porte, fit le gros dos quand il passa et fila le long du mur, disparaissant dans les hautes herbes entourant la masure. L'étranger s'arrêta un instant, soulevant sa casquette et démêlant ses cheveux de ses doigts écartés.
- Bonjour monsieur !
Surpris, il sursauta, la casquette à la main, cherchant à deviner d'où venait la voix. Le chat dans ses bras, une femme à sa fenêtre, le regardait.
- Bonsoir ! Je cherche une grange pour poser mon sac cette nuit ...
Sans un mot, la silhouette à la croisée, tira ses volets de gros bois faisant grincer les charnières rouillées. Recoiffant sa casquette, l'homme resta coi, ne sachant quelle attitude adopter. La femme avait-elle entendue sa question ? Alors qu'il se préparait à repartir, la porte de la maison s'ouvrit lentement et un rai de lumière se déversa dans le jardin.
- Vous avez peut-être faim, monsieur ?
D'un mouvement d'épaules, il se défit de son sac à dos, l'empoigna par les courroies et se dirigea vers la porte qui restait ouverte. Arrivé au seuil de la cabane, il retira sa casquette une nouvelle fois, gratta les semelles de ses godillots sur la première des trois marches du perron et pénétra dans la pièce.
Retirée au fond de la salle, la femme serrant toujours son chat noir dans ses bras, le regardait sans dire un mot. Il posa son sac derrière la porte, y jeta sa casquette et s'approcha d'un des deux bancs qui s'alignaient de part et d'autre de la longue table. Il s'assit lourdement, attendant que la femme prenne une initiative, craignant de l'effrayer.
Il n'y avait qu'une seule pièce, assez grande, avec un coin cuisine et un coin chambre, séparés par la table où l'homme se reposait en silence. La femme s'approcha du buffet, laissa filer le chat, sortit un verre et une bouteille de vin qu'elle posa devant le voyageur.
- Je peux vous faire une omelette avec du jambon, il me reste du pain et j'ai une pomme.
- C'est beaucoup plus que je n'espérais, le village avait l'air déserté et je n'étais pas certain de trouver quelqu'un. Je voyage à pied, de ville en ville, à la recherche de travail, j'accepte tous les boulots qui se présentent...
Il mangea lentement, sans parler, mastiquant son pain comme quelqu'un qui en connaît le prix de la sueur. Enfin, repoussant son assiette vide, il avala cul sec un dernier verre de vin puis après avoir essuyé la lame de son couteau, il le plia et le rangea dans sa poche.
- C'était bon.
- C'est tout ce que je pouvais vous offrir.
- Je m'appelle Daniel...
- Et moi Marine. J'habite seule avec mon chat Triton. Nous avons échoué ici, il y a déjà bien longtemps...
En quelques phrases, Daniel raconte la vie qu'il s'est choisi. Une vie d'errance et de liberté, sans attaches, qui lui fait parcourir le monde sans but précis si ce n'est de se connaître lui-même, par la connaissance des autres. A travers les pays ou les régions visitées, voir comment vivent les hommes, apprendre leurs coutumes, s'adapter à leurs lois. Se plier sans se renier, tirer de l'adversité l'énergie qui fait rebondir. Vivre sa vie comme un art martial.
- Il est tard, je vous ennuie avec mes histoires...
- J'ai tout mon temps, je n'ai même que cela, dit-elle songeuse. Vous pouvez
coucher dans le grenier, il est à peu près sec et il y a de la paille.
On accédait au grenier par une échelle, à l'extérieure de la maison. Aidé de sa lampe torche il gravit les barreaux jusqu'à la petite porte qu'il poussa d'un coup d'épaule. Comme il entrait dans le réduit, un couple de chauve-souris s'enfuit en zigzaguant dans la nuit. Sans y prêter attention, il posa son sac, retira son blouson et ses chaussures et se laissa choir dans la paille où il s'endormit du sommeil du juste.
Prudente, une musaraigne s'éloigna en trottinant le long d'une poutre vermoulue.
Le lendemain matin, il était tôt quand il se leva mais la femme travaillait déjà dans son jardin sous l'œil mi-clos du chat allongé de tout son long, sur le rebord de la fenêtre.
- Il y a du café encore chaud sur la cuisinière et vous trouverez du pain et du beurre dans le buffet.
- Je n'ai pas l'intention de m'attarder, mais je ne refuse pas votre proposition car il fait frisquet ce matin.
Elle posa sa binette contre une brouette et le suivit à l'intérieur de la maison après avoir retiré ses sabots terreux. Ils burent leur café dans des bols disparates, lentement, pour laisser le liquide réchauffer leurs corps.
- Vous bricolez un peu ? Demanda la femme qui prenait toujours l'initiative de la discussion.
- Je connais le bois, je voulais être menuisier à une époque... Pourquoi ?
- Hé ! Bien ! Si vous n'avez pas de projets bien précis... j'ai une grosse barque en piteux état et je me disais que vous pourriez peut-être la retaper, en échange de l'hospitalité... ?
Daniel ne répondit pas immédiatement, finissant son café à petites goulées, jetant des coups d'œil à la dérobée vers cette inconnue.
- Pourquoi pas ? Il faudrait voir la barcasse pour estimer le travail et je vous dirai si c'est dans mes cordes.
Elle se leva, prit les bols et les posa dans l'évier. De l'armoire elle tira une sorte de caban et d'un mouvement gracieux elle entortilla ses longs cheveux sous un bonnet de grosse laine multicolore.
Ils sortirent, suivis de loin par Triton.
Quittant rapidement la petite route, ils empruntèrent un chemin de terre qui s'enfonçait dans la lande au milieu des ajoncs. Contournant les blocs de granite rose avec difficulté, ils arrivèrent enfin dans une crique minuscule dissimulée par la pierraille où, sur un banc étroit de sable blanc, gisait la carcasse d'une barcasse qui semblait échouée là depuis bien longtemps. Le bruit de la mer s'éclatant sur les rochers était assourdissant et l'écume, comme une bave blanche leur souillait le visage telle une suée intense.
Daniel s'approcha de l'embarcation pour l'examiner. Plus que son état, c'était sa forme qui le surprenait le plus. Il n'avait jamais vu ce type de barque, longue et trapue, la proue et la poupe sculptée, d'une tête de femme et d’une queue de poisson, d'après ce qu'on pouvait en deviner. Son examen terminé Daniel retrouva Marine à l'abri des rochers.
- C'est une étrange embarcation, d'où la tenez-vous ?
- Ce serait trop long à vous expliquer, disons que c'est un héritage. Que pensez-vous de son état, pouvez-vous la rendre utilisable ?
- Possible, mais ça va dépendre des outils et matériaux dont vous disposez. Vous comptez voyager loin ?
- Je ne ferai qu'un seul voyage.....
Sur ce, elle reprit le chemin du retour et il la suivit rapidement pour s'éloigner du fracas des eaux tumultueuses. Comme ils regagnaient la route qui mène au village
Triton, qui les avait attendus sagement, leur emboîta le pas jusqu'à la maison.
- Au fonds du jardin il y a un appentis où rouillent de vieux outils, vous y trouverez aussi des planches et tout un bric-à-brac que vous pourrez peut-être exploiter.
Daniel passa la journée à trier les outils, les nettoyer ou les aiguiser, les ranger par affinités, puis ce furent les planches qu'il dégagea de leur gangue de poussière, dressant le long du mur celles qui pouvaient servir et empilant à l'extérieur celles dont on ne pouvait rien tirer. Les clous, les pointes et les vis furent aussi examinées et rangées dans des bocaux. Des pots de poix et de goudron furent dégagés du dessous de l'établi.
Le soir, fourbu, il retrouva Marine qui avait préparé le repas.
- J'ai rangé la remise à outils et je pense avoir tout ce qu'il me faut pour retaper votre esquif. J'aurai besoin d'une bonne dizaine de jours de travail, ça peut aller ?
- C'est parfait, je pourrai partir avant les marées du solstice de printemps, c'est là
l'essentiel.
- Et vous ......
- Je suis désolée, je ne peux rien vous dire, vous ne comprendriez pas, vous êtes trop humain, si je peux dire...
Triton le fixait de ses grands yeux jaunes qui étincelaient.
- Allez ! Viens le chat ! Dis Marine. L'animal bondit souplement sur ses genoux et se frotta langoureusement contre sa poitrine. La jeune femme le caressa tendrement en lui chantonnant une berceuse dans une langue inconnue et mélodieuse.
Daniel travailla d'arrache-pied pendant de longs jours. Le challenge était difficile, il fallait rendre navigable un vieux rafiot qui semblait voué à la putréfaction sur ce banc de sable. Mais plus que le défi, ce qui le poussait dans cette entreprise, c'était le mystère qui flottait autour du projet de la jeune femme. Pourquoi ne pas vouloir parler de la destination de son voyage ? Et qui était-elle d'abord ? Elle qui vivait seule ici, dans ce village où l'on ne voyait jamais âme qui vive.
Leurs conversations étaient toujours très courtes et laconiques, à ses questions en suspens elle offrait des silences ou des réponses abruptes qui coupaient court à toute velléité de discussion.
Alors il l'observa, épiant ses moindres gestes, guettant ses actions ou ses allées et venues, essayant de surprendre quelque secret échappé d'une réflexion ou d'une parole lâchée inconsciemment. Il alla même jusqu'à surveiller particulièrement les attentions qu'elle accordait à son chat, espérant y trouver une connivence entre deux complices. Leur intimité, le chat ne la quittant pas d'une semelle, le relayait à l'extérieur d'un cercle invisible où ils semblaient tous deux se retirer pour s'exclure du monde.
Plus les jours passaient, plus la femme et le chat paraissaient se rapprocher. Désormais il était constamment soit dans ses bras, soit à se frotter au bas de ses jupes, en un contact physique quasi-permanent.
Un soir, devant la soupe chaude que Marine venait de servir, Daniel parla.
- Le bateau est prêt, je l'ai terminé aujourd'hui. Les vernis sont secs depuis plusieurs jours, vous pouvez partir dès que vous le voudrez.
La phrase avait été lâchée d'une traite, comme un aveu qui pèse, comme un péché confessé honteusement. Marine ne dit rien, mais son regard caressa le chat qui en ronronna.
Daniel la dévorait des yeux, leurs heures étaient comptées maintenant, il voulait la garder près de lui mais pourtant, c'était lui l'instrument de leur séparation. Dès qu'il avait prononcé les mots fatidiques "le bateau est prêt", il avait amorcé le compte à rebourss de la rupture.
Daniel ne dormit pas de la nuit, il savait que Marine partirait dès demain et il ne voulait pas rater son départ. D'ici là, peut-être trouverait-il le moyen de la retenir.
L'aube n'était pas encore levée quand il se réveilla en sursaut, le silence était pesant, le vent et la mer semblaient s'être évanouis dans la nuit. Daniel quitta son grenier sans bruit, pressentant un évènement extraordinaire qui modifierait son destin.
La porte de la maison était entrouverte et Marine sortit drapée dans une longue étole opalescente, le chat à peine discernable dans l'obscurité, n'étaient ses yeux jaunes aux pupilles étincelantes, la précédait paraissant lui ouvrir le chemin. Daniel les suivit de loin tant bien que mal. Le ressac de la mer était presque inaudible laissant douter de la présence de l'océan si proche. Marine n'avait aucun bagage, ni sac ni pochon. Elle partait comme elle avait du venir, les mains vides, libre. Triton trottinait souplement sur le chemin menant à la baie où attendait la frêle embarcation. Ils avançaient tous deux, déterminés et impatients d'en finir.
Arrivés dans l’anse, le chat bondit immédiatement dans la barque et s'installa face à la mer. Les eaux étaient particulièrement calmes, anormalement étales et le vent inexistant. Le temps semblait suspendu dans l'attente de quelque évènement extraordinaire.
Daniel s'était recroquevillé derrière un gros rocher d'où il surplombait la scène. Marine avait laissé tomber son étole à ses pieds et entamait une danse syncopée, ses pas laissant sur le sable des empreintes ressemblant à des runes. Le rythme s'accélérant, ses bras moulinaient l'espace à une vitesse folle. Bientôt il fut évident qu'elle atteignait la transe et sa gorge proféra des sons inintelligibles, des incantations mettant mal à l'aise Daniel qui n'avait pas prévu que la situation évoluerait ainsi. Triton, toujours immobile, fixait la mer intensément. La danse échevelée arrivait à son paroxysme quand le vent se leva brusquement, la bourrasque distordait les cris de la jeune femme alors que la mer commençait à s'agiter furieusement. A l'horizon, une lueur orangée signalait le lever du jour prochain.
Un dernier hurlement, comme un appel, ponctua cette sarabande et Marine, tombée à genoux, resta prostrée, immobile quelques instants, à reprendre ses esprits. A partir de cet instant les choses allèrent très vite et furent tellement incroyables que Daniel ne put jamais s'en remémorer tous les détails. D'ailleurs, plus il en invoquait les différents aspects, moins ses dires semblaient crédibles à ses interlocuteurs.
La femme se releva, regardant autour d'elle d'un mouvement circulaire de la tête.
Ses yeux d'un mauve rare, le fixèrent un instant, puis se détournant, elle se dirigea vers la barque. Facilement, ce qui étonna Daniel, elle poussa l'embarcation sur les flots et ils s'éloignèrent à la lueur des premiers rayons du soleil. L'esquif fraya son chemin face aux vagues d'écume qui grondaient, comme mû par sa propre autorité. Un aigle de mer tournait au-dessus d'eux et les nageoires caudales de gros poissons étrangers à ces eaux leur faisaient une haie d'honneur.
A l'instant où ils atteignaient la pleine mer, Daniel vit alors ce qu'aucun être humain n'avait jamais vu, ou n'avait jamais vécu assez longtemps pour pouvoir le raconter.
Quand les mots ne peuvent exprimer la surprise, la peur et l'effroi, l'esprit implose et Daniel, terrassé par cette vision indicible, s'évanouit.
Deux ans plus tard, sur cette même plage.
Une femme en blanc, assise sur un pliant à l'orée de la crique, range son livre dans son sac et regarde longuement l'homme, immobile depuis des heures dans son fauteuil, à la limite des eaux.
- Monsieur Daniel ! Pliez votre fauteuil et venez. Il faut rentrer à la clinique, il est tard. Nous reviendrons demain, comme d'habitude.... Allez ! Venez ! Le docteur nous attend.