Une amie, me sachant amateur du jeu, avait fait preuve de beaucoup d'insistance pour que je dispute une partie d'échecs avec elle. Au risque de paraître arrogant, il n'y rien de plus ennuyeux que de jouer contre un débutant. Enfin, de guerre lasse, j'ai fini par la lui accorder ; mais quelle ne fut pas ma surprise de découvrir sa réaction lorsque je lui capturais pions ou pièces…
Elle éprouvait de la peine pour les pièces, comme si c'était ses enfants ! Je n'avais jamais vu cela. Que l'on compare maintenant cette attitude avec celle d'un champion américain, Paul Morphy, durant une célèbre partie. Il sacrifie cavalier, tour et jusqu'à la dame pour ne plus rester qu'avec deux pièces. Mais ces deux pièces donnent le mat, et la victoire.
On gouverne les hommes avec la tête ; on ne joue pas aux échecs avec un bon cœur.
Ce sont les mots d'un ancien auteur français, et je pense que cela s'applique à la direction d'une entreprise. Ce qui est difficile, c'est qu'il n'est d'entrepreneur que passionné et, surtout, qui sache passionner son équipe. Aussi est-on, quand il faut annoncer à une personne qu'elle ne fait plus partie de l'aventure, comme coupé en deux.
Trois choses me paraissent importer. La première est d'assumer ses responsabilités. C'est toujours de la faute du dirigeant. Ensuite, il faut s'assurer que les bases de pareilles décisions soient suffisamment claires et rationnelles pour pouvoir être comprises par les personnes débarquées comme celles qui restent à bord. Il y va de la réputation de l'entreprise, de la crédibilité du dirigeant et de la motivation des troupes restantes. Enfin, en amont, il fut avoir instauré une culture d'entreprise telle que ce type de décision n'apparaisse pas comme une aberration ou une trahison.
Pour ma part, touchant ce dernier point, si je dessine des perspectives, je ne promets rien que je ne sois sûr de tenir. De plus, si j'attache une grande importance à l'esprit dans lequel on travaille - coopération, ouverture, civilité, humour, décontraction… -, si les jeux politiques sont malvenus, si le fair play est le bienvenu, je ne fais pas mystère, et souvent dès le recrutement, que l'exigence est grande : la moyenne n'est pas de dix mais de quinze sur vingt, la vitesse de croisière dix-sept, la ligne de mire vingt, et la règle est up or out.
J'aurais conclu ici si je n'avais pas déjeuné hier avec une amie longtemps perdue de vue et aujourd'hui directrice générale d'une société. La discussion s'est portée sur les licenciements : elle me dit tout de go qu'elle n'avait pas d'états d'âme. J'essayai une ou deux des idées de ce billet mais je crois qu'elles lui sont apparues chimériques, pour ne pas dire absurdes. Par contraste, un Loïc Le Meur qui prend la décision de séparer d'un tiers de son effectif pour munir son entreprise de trois années de trésorerie s'en trouve sensiblement affecté.
En conclusion, je pense que c'est la question de la culture d'entreprise que l'on souhaite établir qui est en jeu, et il est autant d'entreprises que de dirigeants…