Roman.
Un roman, vraiment ? Pour nous lecteurs
de poésie, on pourrait aussi retenir l'appellation de prose inclassable, selon la classification de Jean-Michel Maulpoix.
Ou poésie narratrice. Ou roman de poète.
Beat generation.
Importance flagrante, immédiate, palpable, de la Beat Generation chère à Lucien Suel: Kerouac, Ginsberg, Burroughs :
les coulées interminables, chaque chapitre comme un grand solo de sax de John Coltrane. Aucune imitation
pourtant, et un style léger, bondissant, sans rien qui pèse ou qui lasse. On
est pris dans un rythme plein de joie de vivre, dans ce récit d'une mort !
Jardinage et pensée.
Le tournoiement de la pensée et des pensées tandis que l'on jardine, c'est
exactement cela, c'est un long solo beat ou bop jazz virtuose et athlétique: les mots bruissent continuellement,
tourbillonnent entre tes oreilles autour de ton crâne, (…) ta mémoire tourne à
plein régime, ton corps est machinal mais tes pensées fusent en tous sens dans
une anarchie vibrante et joyeuse, ton imagination est en roue libre loin
au-dessus des sillons, tu maintiens ton chant au fond de ta gorge mais il ne
demande qu'à jaillir, (…) (p. 29).
Jardinage et mort.
Sensation profonde d'appartenance au cosmos : tu répètes les gestes de ceux
qui t'ont précédé ; petit enfant (…) tu t'accrochais aux bleus de travail de
ton père et de ton grand-père, tu comprenais l'importance des nuages du soleil
de la direction du vent, tu apprenais l'utilité du fumier de crottin de cheval
de la litière des lapins, tu prenais
conscience du rythme des saisons, tu touchais la permanence de la vie (p.
34). Cette conscience de la permanence de la vie, c'est déjà la conscience de
la mort prochaine: je suis donné par la terre et bientôt déjà rendu à la terre:
Tu es immobile dans ton enveloppe de carbone hydrogène oxygène
azote, ton esprit s'accroche dans l'enchevêtrement de tes neurones, (…) (p. 91). Tout le kaléidoscope de
souvenirs est piqueté d'avertissements, de signaux, de messages du corps du
narrateur, des évènements, de la nature, qui disent la présence de la mort.
Tout le jardinage athlétique du narrateur est un combat contre l'entropie,
non contre la mort mais contre sa
mort: tu te bats continuellement contre
la nature, tu te bats depuis très longtemps, tu ne sais pas quand la guerre
s'arrêtera, tu y penses la nuit à cause du petit coup d'épingle derrière ton
front, celui qui t'a réveillé, (…) (p. 12). Acceptation et révolte: c'est la
Vie qui me tuera, c'est la biosphère qui bientôt voudra me reprendre, je veux
me défendre, avec tous mes outils et ma sueur je suis prêt à taper dur, et
pourtant je l'aime tant.
Contribution de Benoît Moreau
Lucien Suel
Mort d’un
jardinier
La Table Ronde, 2008