Du bon usage de l'incrédible
Non pas lassé mais repu pour un temps des espionnageries en tous genres, Tonton Sylvain ne put clore ce soir là sa journée sans une respiration profonde. Les couleurs criardes, les montages hystériques, les caméras épileptiques, n’étaient pas faits pour le genre de calme auquel il aspirait si souvent. Les humeurs plus juvéniles pouvaient bien savoir passer de cette trépidante excitation au sommeil le plus salvateur, Tonton, lui, n’était plus de ce bois là. Il lui fallait des atterrissages plus en douceur, des décompressions plus subtiles. Des choses sucrées aux odeurs de tilleul et de menthe poivrée.
Affiches USA (movieposterdb.com)
Encore sous le coup d’une trouble agitation intérieure, il errait, de son fauteuil à la cuisine, en quête d’un lait chaud, avant de se raviser dans une économie de gestes. Il rodait, du salon à la bibliothèque, la pipe aux lèvres et la moustache en bataille. Mais rien ne semblait vouloir apaiser cette irritante perturbation. Vesper revenait sans cesse hanter ses pensées au milieu de mille détonations rebelles. Son cou dépassait à peine de son pull angora mais le froid persistait à s’insinuer par quelque invisible interstice. Il tentait avec lassitude de détourner encore une fois son attention de ces misères automnales en posant son regard distrait sur l’étagère à sa hauteur de la bibliothèque, quand une cassette poussiéreuse attira sa curiosité. L’étiquette à demi effacée indiquait à l’encre bleue en cursives largement déliées « Au revoir Mr Chips ! ». Une seconde ligne, en plus petits caractères, continuait : « Goodbye, Mr Chips, Sam Wood, 1939) ».
" Pourquoi pas ? », se dit-il après quelques secondes d’hésitation. « C’est peut-être bien cela la solution. Peut-être qu’un petit bain de mémoire en noir et blanc aurait un effet lénifiant salvateur ».
Il tendit la main dans la direction que lui indiquait son regard et se saisit prudemment de l’objet. Un passage rapide de son mouchoir à carreaux sur les deux faces de l’objet le débarrassa de l’essentiel du dépôt que le temps avait accumulé et le mit en état d’être aussitôt ingurgité dans le vieux lecteur Panasonic qui se mit à vrombir en rembobinant la bande depuis longtemps oubliée.
Affiche Belgique (movieposterdb.com)
Tonton rajusta ses lunettes, son col angora, et sa veste d’intérieur en mohair, avant de se laisser lourdement glisser dans la chaleur douillette de son fauteuil club, face à l’écran qui commençait à émettre un scintillement caractéristique. Une pression nonchalante sur une touche de la télécommande lança la première image en même temps que Tonton posait, l’un par-dessus l’autre, ses deux pieds croisés sur le tabouret molletonné qu’il affectionnait depuis des années.
Le générique défila tranquillement au son d’une douce musique discrètement joyeuse, sur un fond nostalgique de la MGM figurant dans un style de bas-relief un lion de profil couché en une majestueuse posture de sphinx. Puis l’histoire s’ouvrit, par le discours inaugural du recteur d’une traditionnelle école anglaise, les professeurs en toge faisant face sur une estrade à l’ensemble des élèves attentifs, dans leur uniforme, assis sur les bancs du chœur de la chapelle de l’école. En quelques mots plaisants, le recteur signalait la place vide à sa gauche, laissée vacante pour la première fois en 38 ans par le vieux professeur Chipping (Robert Donat) consigné dans ses quartiers sur ordre du médecin de l’école inquiet des conséquences d’un rhume chez un personnage de 83 ans. Pendant que la cérémonie se poursuivait, le vieux professeur, ayant finalement décidé de négliger l’avis médical, se hâtait dans les rues froides quand il y rencontra un jeune élève égaré également en retard. Arrivant tous deux devant la chapelle, la porte close les contint sur son perron, leur permettant de faire connaissance, le jeune enfant légèrement impressionné, et le vieillard en toge à l’œil malicieux. Lorsque les portes s’ouvrirent enfin pour laisser sortir un vol d’élèves turbulents saluant le vieil homme, celui-ci put enfin entrer saluer ses collègues, pour finalement regagner son nid avant le départ de sa gouvernante. Il s’installait à peine dans un confortable fauteuil entre l’âtre crépitant et la table garnie d’un traditionnel gâteau que le sommeil s’invita sur ses paupières, le replongeant dans le souvenir ému de sa vie consacrée à cette école.
Affiche Grande Bretagne (movieposterdb.com)
Le plan suivant entama un long retour sur cette vie dévouée, depuis l’arrivée dans ces murs de Mr Chipping pour son premier poste d’enseignement. Ses premières hésitations, ses premières bourdes, ses maladresses de débutant entre son cours de lettres et les appétits sportifs de ses élèves et de l’école, sa touchante bonne volonté, son isolement timide parmi un corps enseignant déluré, … Sa déception après des années de loyaux services de voir lui échapper le poste de recteur auquel il aspirait, et l’abnégation par laquelle il s’était consolé en se trouvant conforté et reconnu dans sa vocation d’enseignement plutôt que d’administration. Mais cet épisode avait été l’occasion de nouer une amitié avec Staefel (Paul Henreid), le professeur d’allemand qui était venu à son secours et l’avait invité à partager ses vacances consacrées à une traversée du Tyrol à pied. C’est justement durant ce périple que leur chemin croisa celui de deux anglaises parcourant le même trajet à bicyclette, et qu’il tomba amoureux de l’une d’elles, Katherine Ellis (Greer Garson), jusqu’à l’épouser peu après leur retour. Dès la rentrée des classes, il la présenta à ses collègues à la surprise générale, surprise d’autant plus marquée que sa beauté sage n’était pas attendue de l’unique conquête de ce bonnet de nuit gentillet de Chipping. C’est d’ailleurs à elle qu’il dut son surnom de Chips, sobriquet intime qu’elle lui donnait même en public et qui fut vite adopté par toute l’école, élèves et professeurs. Leurs caractères, leur gentillesse naturelle, s’accordaient tant en se complétant qu’elle trouva immédiatement sa place auprès de tous, poussant un Chips finalement heureux de se laisser faire sur la voie d’une convivialité de bon aloi qu’il ne se connaissait pas.
Ainsi s’écoula la vie de Mr Chips parmi les vicissitudes de la vie, la mort de Katherine en couches, la guerre, mais toujours rattrapé et soutenu par la présence de cette école, de ce rôle le professeur attentionné porté au plus haut de sa valeur humaine.
Affiche Espagne (movieposterdb.com)
Lorsque la bande toucha à sa fin, Tonton Sylvain réalisa la présence en lui de cette calme sensation à laquelle il avait aspiré, qui s’était subrepticement insinuée sans qu’il y eût prêté attention jusque là. Plus de trâce de cette agitation tenace qui l’avait tenaillé quelques heures plus tôt. Au contraire, une simple sérénité, une douceur entre le miel et la mélisse. Sans ostentation, sans éclat, sans drame, le baume avait opéré et il se sentait simplement reposé, l’âme à la fois émue et souriante.
Quatre ans avant « Goodbye, Mr Chips », Robert Donat s’était illustré à la fois par une comédie, « The ghost goes west », et en tant que personnage principal d’Hitchcock dans « Les 39 marches ». Joli exemple d’éclectisme. Et il fallait bien reconnaître que, dans ce rôle s’étendant sur toute une vie, il avait bien mérité l’Oscar qui lui avait été décerné pour cette composition. Tout en finesse, en délicatesse, il avait brossé le portrait d’une sorte de Pierrot vaguement lunaire forçant la sympathie. Bien sûr, on était loin d’une crédibilité quelconque, mais qu’il était doux d’imaginer un maître de cette espèce, presque encore un enfant parmi les enfants.
Du coup, Greer Garson y avait gagné un statut d’emblée maternel plus que de compagne. Elle était devenue non pas l’épouse attentive mais l’ancrage terrestre d’un nuage aérien. Elle avait dans le regard ce petit rien qui change tout, ce petit éclat qu’ont les filles qui en savent bien plus qu’elles ne le laissent paraître, qui savent qu’un homme n’est ni un simple enfant à qui il faut faire la leçon ni vraiment un adulte à regarder d’égal à égal, en un mot qu’un homme n’est pas une femme. Non, elles savent qu’un homme se complait dans un rêve d’idéal qu’il ne saurait lui-même nommer, et qu’il faut savoir s’accommoder de ce petit travers dès lors que l’on s’attache à lui. Il faut même savoir l’y précéder sans en avoir l’air et le laisser suivre en lui laissant penser qu’il en a fait le choix. En un regard, Greer Garson avait tout dit, et le reste ne venait que le confirmer. Ce regard, cette composition de « femme comme on en rêve », elle allait bientôt avoir à les remettre en pratique dans les deux épisodes de la série des Miniver (« Mrs Miniver » en 1942 et « L’histoire des Miniver » en 1950) comme dans le « Jules César » de Mankiewicz en 1953.
Paul Henreid, le Victor Laszlo de « Casablanca », n’avait pas le charisme de ses deux collègues mais proposait ici une prestation néanmoins honorable sous les traits de Staefel. Un sympathique faire valoir qui savait les limites de son personnage, qui le cantonnait à un soutien discret mais efficace. Choix de réalisateur ou choix d’acteur ? Mais de fait, Henreid était pour Donat et Garson dans la même attitude que Staefel pour Chips et Katherine.
Justement, la réalisation était sans surprise, coulée dans un classicisme qu’elle avait peut-être même contribué à construire. Un flash back lentement amené, clairement annoncé par le grimage en vieil homme de Donat dont on n’imaginait pas un instant qu’il dusse être conservé tout au long du film, survenant lors de l’endormissement du personnage après une patiente mise en place de tous les codes qui allaient émailler le reste de l’histoire. Des plans encore parfois empreints du souvenir du muet, comme cette scène de permanence surveillée par Chipping durant laquelle on s’attachait fortement aux expressions de son visage devant la déception de ses élèves privés de la compétition sportive dont ils entendaient les échos par la fenêtre ouverte. Les expressions de révolte plus ou moins contenue sur les visages de certains élèves étaient filmées dans la même tonalité. Parallèlement, les expressions ultérieures de Katherine tendaient vers un naturel manifestement recherché. Les évocations de l’histoire de l’école étaient amenées par des focalisations de plan sur une plaque ou une statue dans la continuité d’une scène dans laquelle les personnages introduisaient la référence.
On aurait pu ainsi découper le film plan par plan et en reconstruire une encyclopédie de ce sur quoi un classicisme hollywoodien pouvait être bâti. Sam Wood représentait d’ailleurs bien cela, avec, la même année, sa contribution à la réalisation de « Autant en emporte le vent », monument parmi les monuments. Avec son ouvrage, certes ultérieur, de « Pour qui sonne le glas ». Avec ses mises en scène codifiées de « Un jour aux courses » et de « Une nuit à l’opéra » pour le compte des Marx Brothers.
Mais Tonton Sylvain n’était déjà plus à cet examen. Le sommeil tant attendu avait enfin trouvé le chemin de son repos. La nuit était déjà bien avancée et enfin le calme était revenu et s’était emparé de sa victime consentante qui ne serait reconnaissante qu’au petit matin lorsque le retour de la conscience lui permettrait de saisir le pouvoir captivant et apaisant de ce cinéma de tradition.