"Là où les tigres sont chez eux" Jean-Marie Blas de Roblès. Roman. Zulma, 2008.
Eléazard von Wogau est correspondant de presse au Brésil. Il s'est installé à Alcântara, dans la région du Nordeste, et vient de divorcer d'avec son épouse Elaine, paléontologue et universitaire brésilienne.
Dans cette ville, vestige de l'époque coloniale du XVIIIeme siècle et peu à peu reconquise par la jungle, Eléazard mène une vie retirée, en compagnie de son perroquet Heidegger et de Soledade, une jeune mulâtre qui s'occupe des tâches ménagères.
Eléazard vient de recevoir d'un éditeur un manuscrit inédit du XVIIeme siècle, retrouvé à la Bibliothèque nationale de Palerme. Il s'agit d'une biographie du père jésuite Athanase Kircher, rédigée par son disciple Caspar Schott. Eléazard a pour tâche de remettre en forme ce texte et de le commenter pour en faciliter l'accès aux futurs lecteurs.
Tous les chapitres du roman de Jean-Marie Blas de Roblès vont donc s'ouvrir sur un épisode de la vie d'Athanase Kircher relatée par Caspar Schott, de sa naissance en 1602, près de Fulda dans le landgraviat de Hesse, jusqu'à sa mort en 1680 à Rome. C'est ainsi qu'au fil des pages nous allons faire connaissance avec ce jésuite érudit et touche-à-tout qui consacra son existence entière à tenter de faire évoluer tous les domaines de la science, que ce soit dans le domaine des mathématiques mais aussi dans ceux de l'astronomie, de la géographie, de la médecine, de la musique, de la biologie, de l'optique, de la géologie, de l'archéologie, de l'ethnographie, de la linguistique, etc...
Devenu une véritable autorité en toutes ces matières, il est nommé en 1635 au Collège Romain, ce qui lui permettra d'ouvrir son propre musée, vaste cabinet de curiosités où s'entassent toutes sortes d'objets étranges et exotiques ramenés des quatre coins du monde par les membres de la Compagnie de Jésus.
Souvent comparé à Léonard de Vinci, cet esprit encyclopédique, surnommé « Le Maître des cent Savoirs » n'atteindra jamais, dans les siècles suivants, la renommée de son illustre prédécesseur. Nombre de ses théories s'avèrent en effet fausses ou inexactes : il prétendra ainsi avoir déchiffré le mystère des hiéroglyphes égyptiens et maîtriser la langue chinoise. En homme de Dieu, il ne saura expliquer les mystères de l'archéologie, de la linguistique, des croyances autres que chrétiennes, de la géologie et de la physique, qu'au travers du prisme de la Bible, voyant en toutes ces matières les manifestations de l'oeuvre de Dieu.
Mais laissons-là le révérend père Athanase Kircher et revenons au Brésil contemporain. Chaque chapitre, après s'être ouvert sur un épisode de la biographie de Kircher, se continue par un récit dans lesquels entrent en scène Eléazard von Wogau mais aussi son ex-femme Elaine, partie en expédition afin de rechercher des fossiles dans la jungle du Pantanal. C'est aussi le récit des errances de leu fille Moéma, étudiante à Fortaleza, mais dont les occupations principales consistent à abuser de la cocaïne et à pratiquer le farniente avec son amie et amante Thaïs. On fera aussi la connaissance du « colonel » José Moreira da Rocha, gouverneur de l'État du Maranhão qui s'apprête secrètement à monter une vaste opération politico-financière susceptible de lui assurer une fortune colossale au détriment des petits propriétaires de la région. Des hautes sphères de la politique locale nous allons nous retrouver au sein de la favela de Pirambù où Nelson, un adolescent handicapé d'une quinzaine d'années mendie en ruminant des rêves de vengeance à l'encontre de Moreira da Rocha, patron de l'aciérie où son père a trouvé la mort. Tout ceci sans compter les nombreux personnages plus ou moins secondaires qui apparaisent au cours de ces multiples récits : l'oncle Zé, camionneur au grand coeur, Herman Petersen, nostalgique du nazisme devenu patron d'un café-restaurant, Loredana Rizzuto, la mystérieuse italienne qui traîne derrière elle un lourd secret, la comtesse Carlotta, épouse du gouverneur da Rocha, alcoolique et désabusée...
Tous ces personnages vont nous entraîner dans un récit polyphonique qui sera successivement un roman historique, un drame psychologique, une histoire d'amours et de séparations, ainsi qu'un roman d'aventures au sein de la jungle impénétrable du Mato Grosso, évoquant « African Queen » de John Huston et « Au coeur des ténèbres » de Conrad.
« Là où les tigres sont chez eux » est un roman aux multiples facettes, un kaléidoscope qui nous mène de surprises en surprises au fil des pages. Cet ouvrage, baroque et foisonnant, érudit et passionnant de bout en bout, est à lui seul un univers à part entière dans lequel le lecteur se laisse égarer avec délices, un roman qui, plus que l'appellation de roman-fleuve, mérite d'être qualifié de roman-jungle tant chaque détour nous ouvre des perspectives inconnues et insoupçonnables.
Une belle réussite pour Jean-Marie Blas de Roblès qui a mis dix ans à composer cet extraordinaire roman qui, à l'instar des cabinets de curiosités chers à Athanase Kircher nous offre un récit qui pourrait s'apparenter à une sorte de « Manuscrit trouvé à Saragosse » du XXIeme siècle.
« Là où les tigres sont chez eux » a reçu le Prix Médicis 2008. Un succès amplement mérité.
Le Musée d'Athanase Kircher