Donc je suis partagé sur ce roman, ne le préférant pas à tous les autres dans l’œuvre de Le Clézio. « Le chercheur d’or » , à mon sens, sonne plus authentique. La quarantaine dans les années 70, moment de l’écriture de ‘Désert’, Jean Marie Gustave n’était manifestement « pas fini ». Son enfance errante et sans père l’a marqué plus qu’on ne le croit, au fond. Avez-vous noté que les ‘pères’ disparaissent très vite des histoires, y compris dans ‘Désert’ ? Le père du petit Nour, pourtant pieux et guide de caravane, l’abandonne à son destin à l’issue de la marche du cheick ; le père de Lalla a disparu tôt de sa vie ; celui de son enfant, le berger muet Hartani, s’est perdu dans les sables du désert… Les jeunes sont livrés à eux-mêmes, vivent entre eux et découvrent tout seul un « autre monde » que celui des adultes. Un monde non conventionnel, pas forcément meilleur – mais c’était la Quête immature des années 70.
Le roman fait s’entrelacer les histoires de Nour, jeune Touareg 1910, et de Lalla, sa jeune descendante 1970. Le passé, bien sûr chez Le Clézio, est beau et tragique, le présent sordide et dramatique. Hier les Blancs ont envahi le désert pour éradiquer les bandes irréductibles, aujourd’hui les Blancs exploitent les Nordaf’ sur les chantiers de métropole ou dans des hôtels borgnes. A croire que la vie d’avant était ‘bien’ et la vie d’aujourd’hui ‘mal’ – position réactionnaire s’il en est… Même si elle paraît avec le recul pré-écologiste. Le désert ? « Mais c’était le seul, le dernier pays libre peut-être, le pays où les lois des hommes n’avaient plus d’importance » p.14. Cette mer terrestre a séduit l’auteur, exilé permanent, comme les vagues le séduisent par leur perpétuel mouvement. « Dès la première minute de leur vie, les hommes appartenaient à l’étendue sans limites, au sable, aux chardons, aux serpents, aux rats, au vent surtout, car c’était leur véritable famille » p.25. Le désert dépouille, il rend vrai, réduit à l’authentique : « Les petites filles (…) apprenaient les gestes sans fin de la vie. (…) Les garçons apprenaient à marcher, à parler, à chasser et à combattre, simplement pour apprendre à mourir sur le sable » p.25 On le voit, nous sommes loin du ‘lire, écrire, compter’ de la civilisation défendue par les profs laïcs et grévistes !
Nour, non pubère, suit la longue marche de sa tribu de Smara à Tiznit pour échapper aux soldats chrétiens comme aux nomades qui ont fait allégeance, et fantasmer sur des terres où s’établir. Le cheikh Ma El Aïnine qui la mène, un saint homme qui guérit par imposition des mains et avec l’aide d’Allah, est peu à peu abandonné de ses fils et de ses fidèles ; il ne peut rien contre la marche de l’histoire. Nour échoue sur la côte, au débouché du fleuve Souss, proche d’Agadir. C’est là sans doute qu’il fonde une famille avant de s’en retourner peut-être au désert, le roman se contente de le suggérer. C’est à cet endroit, devenu bidonville et appelé « la Cité », que Lalla, sa probable petite-fille, connaît les premiers émois de la puberté avec El Hartani, jeune berger muet abandonné un jour par un Homme Bleu à la fontaine. Le gamin connaît les secrets des rochers et des bêtes. Il lui fera un petit, lors d’une tentative de fuir alors que Lalla allait être mariée de force à 15 ans, selon la coutume arabe. Ils filent tous deux au désert, ce grand vortex qui attire et ne rend plus. Lalla sera sauvée (ellipse de l’auteur qui ne nous en dit rien) et confiée à « la Croix Rouge internationale » (pleine de bonnes intentions « civilisatrices ») qui la débarquera à Marseille. Enceinte du berger à peine adolescent, Lalla voudra travailler pour être indépendante. Elle évitera la facilité de la prostitution pour nettoyer un hôtel borgne. A 17 ans, elle fera des rencontres dérisoires, des pauvres comme elle, comme Radicz, gitan vierge de 14 ans. Ces dizaines de pages misérabilistes étaient bien dans le paysage sentimental de la lutte des classes années 70 ; elles se sont beaucoup usées depuis. Un photographe qui aime sa beauté sauvage fera de Lalla une cover-girl presque célèbre. Cela ne lui tourne en rien la tête, elle n’est définitivement pas de « la » civilisation. Mais elle gagne ainsi de quoi retourner « au pays » pour mettre au monde son enfant toute seule, un jour à l’aube, entre la mer et le désert. L’auteur ne nous dit pas s’il est fille ou garçon - exprès.
Mais si vous voulez en savourer l’essence, lisez-le au désert, quand il n’y a rien autour de vous, que le ciel et le sable, et le vent qui passe. Là, l’humain prend toute son importance et le sentimentalisme vieilli passe mieux.
Le Clézio, Désert , 1980 Folio, 439 pages
Les autres chroniques des livres de Le Clézio sur Fugues sont en liens à la fin de la note « Hommage à Jean Marie Gustave »