Les courtes et sombres journées de novembre sont pour moi propices à l’écoute des concertos pour piano de Saint-Saëns. Mon goût pour ce compositeur laisse parfois perplexes certains de mes amis musiciens. Je me promène dans son œuvre depuis très longtemps. Enfant, j’avais fait main basse sur de vieux vinyles appartenant à mon grand-père. L’évocation des squelettes s’entrechoquant dans la Danse macabre s’accompagnait des craquements de ces disques souvent balafrés et des grincements de violon accentués par la vitesse approximative du plateau de ce qu’on appelait à l’époque un tourne-disque. Si ma passion de gosse pour la Danse macabre s’est aujourd’hui apaisée, je n’en reste pas moins un admirateur sans complexe d’une œuvre qui n’éveille pas uniquement ma curiosité musicale.
En écoutant mon intégrale des concertos pour piano, je suis toujours frappé par le décalage que je crois discerner entre le puissant souffle lyrique, caractéristique du genre et de l’époque, et la personnalité publique de ce Camille décrit comme si peu charismatique.
Camille Saint-Saëns, avec son prénom unisexe, son nom aux consonances bizarres, son physique de vieux notaire, sa voix de fausset (d’après les témoignages de ceux qui l’ont approché) et l’étiquette d’académisme qui lui colle à la redingote, nous arrive au début de ce XXIème siècle, âge d’or de l’apparence, avec une image de compositeur vieillot, incarnation d’un ténébreux et décadent XIXème. Qu’importe, seule compte sa musique, et quel souffle, quelle énergie, quelle invention dans ses concertos pour piano !
Donnait-il tout à l’oeuvre ou n’était-il qu’un faiseur ? Je me pose souvent la question, ce qui ne m’empêche pas de vibrer à l’écoute du cinquième dit « l’égyptien » qui n’a d’ailleurs pas grand-chose d’égyptien. Il faut être de bois pour ne pas être emporté par le premier mouvement. C’est à la fois échevelé et très bien fait. L’ingéniosité au service du lyrisme et, il est vrai, un certain sentimentalisme dont il se défiait pourtant. Grand romantique contrarié ou habile technicien ? Sans doute les deux, ainsi que le laisserait supposer le compliment ou la vacherie de Debussy : « M. Saint-Saëns est l'homme de France qui connaît le mieux la musique. » Voilà ce que j’appelle un éloge à la retourne...
Debussy et Saint-Saëns, le rapprochement de ces deux noms me rappelle une conversation avec le poète Jean Tardieu. Nous parlions de la difficulté de reconnaître et d’accepter les formes nouvelles en art : « on le voit bien avec Debussy, me disait Jean Tardieu, au début, les gens poussaient des cris, trouvaient sa musique insupportable ! Même de grands musiciens comme Saint-Saëns avec qui ma famille était en relation : j’ai une lettre assez amusante à ce propos où il se disait excédé par Debussy ! »