La suffisance des spécialistes manque de courtoisie. Ceux qui connaissent parfaitement leur domaine condescendent rarement à s’exposer à la critique d’autres disciplines ; ils se prononcent souverainement sur leur objet d’étude, sans tenir compte du reste.
Kant les appelle des cyclopes. Il y en a de toutes sortes : de la littérature, de la géométrie, des sciences de la nature, de l’histoire. Pourquoi cyclopes ? Non parce qu’ils sont très forts, mais parce qu’il leur manque un oeil. Spécialistes de leur objet, ils jugent en effet superflue toute réflexion venue de l’extérieur.
Tel biologiste voudra s’arroger le discours sur l’homme. Fort de la théorie de l’évolution et de l’observation des moeurs des grands singes, il se croit seul autorisé à définir l’humain, l’animal et à se prononcer sur la validité de cette distinction. Mais prête-t-il assez attention aux limites de sa méthode ?
Le vivant est étudié à partir des propriétés de la matière. Est-ce à dire qu’il ne soit que matière ? Et en quel sens la matière est-elle réelle ? Voit-il ces questions ? Le savant qui ignore tout de l’idéalisme et du matérialisme philosophiques risque de faire le métaphysicien sans le savoir, cyclope en cela.
Soyons justes, il arrive aussi que manque aux philosophes l’oeil de la science. Ce qui les rendra tout aussi insupportables. Aux uns et aux autres fait défaut l’humanité de la connaissance, qui est le bon goût ou l’élégance de tenir compte sérieusement du jugement de tous les savoirs.