C’est une courte séquence, diffusée dans certains journaux télévisés, qui m’a interpellé, sur le mode anecdotique : les parents du « leader » des présumés saboteurs d’extrême gauche[1] se plaignaient bien haut des conditions d’arrestation et de garde à vue de leur progéniture. Les policiers cagoulés, les quatre jours d’interrogatoire, tout cela leur semblait scandaleux. En creux, et au-delà des récriminations de parents défendant bien naturellement leur descendance qu’elles que soient les bêtises potentiellement mortifères qu’elle a pu commettre, on sentait bien que c’était la violence apparente (car il faut raison garder : ces chérubins n’ont pas été torturés, que l’on sache…) mise en œuvre à cette occasion par l’État qui les avait choqués.
Cela rappelle fâcheusement ces manifestants qui trouvent parfaitement naturel de jeter moult projectiles dangereux sur des forces de l’ordre, apparemment placées là pour servir d’exutoire symbolique (puisqu’ils ne sont personnellement pour rien dans les tourments qui les accablent) à leur (plus ou moins) légitime courroux, mais hurlent au fascisme lorsque ces mêmes policiers (ou gendarmes mobiles) chargent à leur tour en flanquant quelques coups de matraque bien sentis. Une telle candeur m’a toujours sidéré… Certes, subir l’attention soutenue d’agents du maintien de l’ordre dans ces contextes est une expérience désagréable. Mais enfin, lorsqu’on choisit d’employer la violence contre l’État, il faut bien s’attendre à ce qu’il vous rende la politesse si on lui en laisse l’occasion.
Plus globalement, c’est un peu comme si nous avions socialement oublié que l’État est une force, et une force éventuellement brutale. Nous ne semblons voir en la puissance publique qu’une puissance douce, qui nous fournit des attentions et des soins, en oubliant un peu vite que l’État est aussi une puissance brute, voire brutale, qui doit savoir user de la violence pour se faire respecter.
Alors, il ne s’agit pas de dire que l’État a toujours raison. Mais, simplement, que lorsque certains membres du corps social choisissent la violence pour contester son autorité, il est normal et même sain que celui-ci leur réplique d’une manière suffisamment démonstrative pour étouffer dans l’œuf les vocations que sa faiblesse aurait pu susciter.
C’est en fait, et au-delà des exemples ci-dessus, tout notre rapport à la violence qui est vicié : on nous a tant rabâché que la violence était odieuse, barbare et témoignait d’un comportement arriéré, que nous l’avons intégralement rejetée comme telle sans voir qu’elle est également nécessaire et même indispensable au maintien de l’ordre social interne, comme de notre posture sur la scène internationale. C’est ainsi qu’individuellement comme collectivement, nous nous trouvons fort marris lorsqu’elle survient, littéralement sidérés et souvent incapables de répondre de manière adéquate.
Cette faiblesse, lorsqu’elle touche les décideurs, nuit clairement à notre poids actuel et futur dans la compétition des puissances.
Car, si l’on peut accepter que le simple citoyen se trouve tétanisé par le spectacle de la violence réelle (la société a prévu des spécialistes pour gérer ces problèmes en interne), il est beaucoup plus gênant que nos dirigeants témoignent de la même sidération lorsqu’ils agissent sur la scène internationale, forcément rugueuse et destinée à le rester longtemps encore...
Pour tout dire, il semble que la France, et l’UE avec elle courent le risque de glisser du statut de puissance « douce » à celui de puissance « molle ». Notre horreur de la violence est peut-être agréable sur le plan moral, mais elle nous pousse à tenir des discours, à modeler nos forces et, par voie de conséquence, à occuper une place dans l’ordre du monde qui n’est pas forcément appelée à un avenir flamboyant.
L’ordre ancien de la guerre froide n’a pas, contrairement à certains beaux espoirs, laissé immédiatement et magiquement la place à un autre, fondé en toutes occasions et en tous lieux sur le respect pointilleux du droit et de l’éthique démocratique à l’occidentale. Il n’y a pas, à vrai dire et à l’heure actuelle, d’ordre nouveau clairement établi et durablement fixé. Celui-ci est encore en devenir et son avènement empruntera également les voies de la brutalité et de la violence. Qu’on le regrette et qu’on s’en désole n’y change rien. Il se trouve simplement que la très grande majorité des nations du monde (et, plus significativement encore, la totalité des grandes puissances en devenir) ne partagent pas notre aversion pour la force et les options qu’elle procure. Toutes les belles intentions ne changeront rien à cela, en particulier lorsque, à la violence des uns nous n’avons à opposer que le poids du papier de nos discours.
Bien sûr, il ne s’agit pas de glorifier la violence ni de mettre à la corbeille les enseignements historiques douloureux qui nous sont propres, mais simplement d’accepter que la force et, plus déterminant encore, que la menace efficace et clairement comprise de l’emploi de celle-ci, fait partie de la boite à outils des décideurs qui œuvrent pour que les ensembles géographiques qu’ils représentent obtiennent la meilleure place possible dans le futur ordre mondial.
De ce point de vue, la France et l’UE sont-elles sur une voie positive ? Disons que nous pourrions encore progresser… Par exemple, on peut espérer d’une part que la compréhension de ces enjeux saisisse plus fermement encore nos dirigeants et, d’autre part, que cette prise de conscience puisse s’accompagner de mesures concrètes, voire, soyons fous, concertées à l’échelle de l’Union. Le préalable qu’est l’acceptation de la force doit être suivi de la constitution de la force puis d’une doctrine d’emploi de celle-ci. A ce dernier titre, l’utilisation et la menace d’utilisation, l’Europe, du fait même de son histoire contrariée, a un discours original et convaincant à offrir au monde : loin de la détourner des brutalités réelles qui président parfois aux relations internationales, le continent européen doit puiser dans son passé les éléments qui l’amènent à penser qu’il faut savoir être brutal à propos pour éviter un déchaînement de violence plus grand encore.
Ainsi, de la Seconde Guerre mondiale nous devons bien sûr retenir 1945, la création de l’ONU et le procès de Nuremberg ; mais aussi 1938, la lâcheté de Munich, et 1939-1940, l’abandon de la Pologne et la débâcle française pour cause de mauvaise préparation et de défaillance psychologique et morale.
Évidemment, on pourra me rétorquer que le concept « d’ingérence humanitaire » et autres « missions de maintien de la paix » marquent justement une rupture avec le pacifisme figé de l’immédiat avant-guerre. Non : ces interventions extérieures, outre leurs règles d’engagement souvent absurdes qui brident la force, s’inscrivent dans une logique moralisante qui peut être positive à court terme mais, en contribuant à geler les conflits plus qu’à les régler, ne témoigne pas d’une appréhension complète des réalités de la guerre. D’autre part, elles ne se conçoivent que dans un schéma du fort (nous) au faible (les arriérés qui font encore la guerre). Il serait bon de calibrer également nos outils militaires et diplomatiques de manière à ce qu’ils puissent peser aussi dans un affrontement du fort au fort…
Faute de réévaluer correctement leur rapport à la violence, les peuples et les dirigeants européens se condamnent à des destins médiocres, tous funestes à plus ou moins long terme : l’Europe peut sortir de la compétition des puissances pour devenir une sorte de « continent-musée », confit dans son passé, pour un temps lieu de villégiature et de shopping. Son union peut éclater et voir les plus ambitieux ou les plus décidés de ses membres faire bande à part ou, plus probable encore, accepter la domination de telle ou telle puissance moins gênée aux entournures. De toute manière, l’étalage complaisant de la faiblesse et/ou de la soumission attire toujours les mauvaises intentions.
La voix des nations occidentales ne sera entendue que si elles savent hausser le ton, et pas seulement contre les plus faibles, mais aussi à destination de ceux qui ambitionnent de devenir les plus forts. De cela, seuls les États-Unis sont capables aujourd’hui. Mais le seront-ils toujours ? Le voudront-ils toujours et, surtout, dans le sens qui nous convient ? Les États ont des amis, mais ils ont d’abord des intérêts. Le jour où ceux des Américains divergeront des nôtres d’une manière cruciale, aurons-nous les moyens de taper du poing sur la table, isolément et/ou en tant qu’Union, sans attirer en réponse le mépris puis le courroux ?
Nous sommes là face à un défi culturel, sociétal, historique et bien évidement politique : comprendre que la violence des États entre eux n’est pas une aberration, un caprice dépravé remontant aux « heures-sombres-de-notre-histoire » dont nous devons nous forcer à nous passer, bien seuls contre tous, mais un instrument encore valide aujourd’hui et dont l’usage est à vrai dire indispensable. Dans le même temps, notre héritage commun ne doit pas être un frein, mais bien une énergie nous donnant plus de détermination encore pour affirmer que, si cette violence brutale des relations entre les États existe et existera toujours, nous ne saurions tolérer qu’elle prenne entièrement le pas sur les autres formes, plus douces et modérées, de dialogue et d’échange.
Pour cela, en plus de l’examen interne mentionné plus haut, il faut nous montrer persuasifs à l’externe. Or, comme le disait à peu près un expert en la matière : on est plus convaincant avec un mot gentil et un revolver qu’avec le mot gentil tout seul…
[1] Et non « d’ultragauche », soit dit en passant : parle-t-on d’ultradroite pour qualifier les imbéciles nazillons qui profanent les cimetières juifs ou musulmans ?