Livre de marcheur, et en ce sens on peut penser à du Bouchet et ses Carnets, dans une toute autre forme d’écriture. Ici, le travail sur le « paysage » est très particulier ; l’espace est à la fois construit et déconstruit, créant un ensemble mouvant, instable : « la langue tourne l’horizon ». Le terme de paysage est sans doute peu approprié si l’on pense au travail de Pesquès par exemple. Dans ce livre, des détails très précis en eux-mêmes, par leur simple juxtaposition, donne un ensemble tout à fait saisissable, mais flou :
« Rompue la courbe unie du ciel, perce un tremblement de lumière embué. Une rumeur passe la haie, semble amener d’une autre rive l’écho du ressac. Fragments épars, cordages inutiles, flacons, entrelacs se heurtent. Un à un les restes se dispersent, d’une vague à l’autre s’éteignent, ténèbres de bave sous le clapotis des instants. »
De l’humain peut s’intégrer parmi les choses ou les éléments naturels, ainsi pour le corps, la mémoire, la langue… mais ils n’ordonnent pas au-delà du poème-page, en amont ou en aval. Ainsi l’enfance est plusieurs fois présente, sans pour autant qu’il soit question d’un livre de souvenirs :
« D’un reste d’air tout le vert bleuissant, quelques mots seulement retenus au clair de la mémoire, voix sans voix entendue au-delà des fenêtres, restée pourtant avec l’encre du jour voilée derrière les rideaux. Verveines hautes, tourbillons, ciel de tabliers gris, glissades, assourdissants échos, l’effroi sans fin dans l’écart des arcades et l’appel à rentrer venu de l’autre bout. »
Ces proses courtes donnent à voir un monde étrange sans être étranger ; simplement les « heures » sont « dites » dans leur glissement, leur bougé, et sans aucune chronologie ou désir de récit. La phrase aussi, souvent averbale, travaillée, ralentie, participe à cette impression de suspension ample, où tout vibre.
« Fleurs d’automne versées au mur, étranges, agressives, chignon parfaitement tiré aux coloris mauves ou violets, vénéneux, hostiles, passiflores en révolte penchées sur la terre. Plus loin, rincées de blanc, clochettes des tonnelles, ouverture d’un invisible porche, qu’on voudrait appeler passe-ciel. »
Lisant cette page, on pourrait croire à un livre sans tension. Faux. Seulement elle n’est pas mise en avant et change de pôle selon les « heures » : si on lit « le peu d’effroi d’exister » page 25, on lira « des yeux écarquillés d’effroi » page 40. De même lorsque « remonte le son creux de l’enfance dans la lumière sans pardon », ou bien lorsqu’ « on ne sait ce que l’on a si longtemps voulu trouver sous l’opacité des décombres ».
Ces longues marches dans la nature sont peut-être autant une façon de respirer qu’une façon de tourner en spirale autour de ce qui bloque le souffle. En tout cas, on ne peut qu’être sensible à cette poésie de la retenue qui n’interdit pas la beauté.
Contribution d’Antoine Emaz
Nicolas Cendo
Heures dites
Tarabuste, 2008
56 p. 9 €