"Mme Smith : Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l'eau anglaise. Nous avons bien mangé, ce soir. C'est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith .. ." (Première réplique de la pièce)
C'est alors qu'il s'évertue à apprendre l'anglais par la méthode Assimil qu'Eugène Ionesco remarque l'étrange banalité des phrases qui sont proposées et l'incongruité de leur enchaînement. Au tout début de la pièce, après un " long moment de silence anglais ", Mme Smith monologue ainsi, rappelant son identité, précisant au sein de sa propre maison le nom et l'âge de ses enfants, procédant à des énumérations inouïes, et commentant longuement, non sans une certaine gravité, le repas du soir. Une scène(qui-se-veut)type du quotidien (intérieur bourgeois, l'homme lit son journal, la femme monologue en reprisant des chaussettes) perd peu à peu son sens à nos yeux : des répliques boursoufflées de lieux communs s'échangent, sans se répondre tout à fait. Œuvre sans véritable intrigue, La cantatrice chauve nous montre une soirée chez les Smith, anglais de bon sens, qui recevront les Martins, invités retardataires. S'ajouteront au quatuor la bonne des Smith, Mary, et le capitaine des pompiers, chargé de passer de maisons en maisons pour demander s'il n'y a pas un petit incendie à éteindre quelque part. Alors à proprement parler, il ne se passe pas grand chose ... Ionesco nous avait prévenu, et La cantatrice chauve expose sur la page de couverture la sous-titre Anti-pièce . Ce qui se joue au final, c'est l'absurdité du langage et de ses conventions, c'est aussi l'impossibilité d'entretenir de véritables rapports humains. La conversation entre les Smith et les Martin devient rapidement un monologue à plusieurs, où chacun parle, y va de sa petite histoire, de son petit proverbe, sans écouter ni entendre l'autre. Des rapports de force se dessinent, se renversent, et aboutissent à un formidable déferlement d'agressivité !
Par ailleurs, la pièce n'est pas dépourvue d'humour. On a eu tendance à dramatiser et assombrir le tout, insistant sur l'incapacité de communication et le dérèglement du monde. On peut lire ça en filigrane dans La cantatrice chauve . On peut aussi choisir d'exploiter son caractère ludique, en jouant la carte de l'humour. Ainsi, de nombreux metteurs en scène ont choisi de donner une tonalité plus grave aux retrouvailles entre les Martin, ces deux époux qui ne se reconnaissent pas et reconstituent doucement tous les endroits où ils auraient pu se croiser. Cette scène semblerait pourtant avoir un origine biographique : Ionesco et son épouse auraient été séparés accidentellement lors d'un trajet en métro, et celle-ci, en le retrouvant un peu plus tard, aurait par jeu fait mine de ne pas réellement le reconnaître ... Mais peu importe au fond, vu qu'à la lumière des révélations de Mary (qui est, en fait, Sherlock Holmes), nous apprenons que Mr Martin n'est pas Monsieur Martin et que Mme Martin n'est en aucun cas Mme Martin ... Seulement, ils ne le savent pas, ou ne veulent pas le savoir ...
La pièce se poursuit donc... Jusqu'à l'affrontement final. Les convives finissent en effet debout les uns en face des autres, à essayer de s'assommer à coup de proverbes et autres onomatopées ... Des phrases sans lien logique apparent se succèdent, énoncées sur le mode de la vérité révélée. Et c'est ainsi que les Smith et les Martin énoncent, d'abord calmement, des phrases telles que : " On marche avec les pieds, mais on se réchauffe à l'électricité ou au charbon " ; " Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux ! "; " J'aime mieux un oiseau dans un champ qu'une chaussette dans une brouette ." avant de s'échauffer, prêts à se jeter les uns sur les autres, à grand renfort de mots exotiques, d'énumérations alphabétiques et de bruitages divers. Les mots sont alors chantés, hurlés, glissant presque vers l'incantation. Vidés de leur sens, pris pour leurs sonorités, déformés, avilis. L'arbitraire du langage nous apparaît en pleine lumière, dans ce déferlement de violence sonore et gestuelle ... Sur cette presque-dernière scène, le noir se fait. Silence (anglais). Et la pièce recommence : deux personnages, un homme et une femme (Les Smith, ou les Martin qu'on a substitués aux Smith, selon les mises en scène) dans des fauteuils (anglais). Dans la même situation qu'au tout début, la femme commence à monologuer, tandis que l'homme lui répond par des claquements de langue. Nous voilà pris dans un éternel recommencement, et les personnages recommencent à évoluer, proférant les mêmes répliques dénuées de sens, comme s'il ne s'était rien passé. Les voilà replongés dans la routine et la conformité quotidiennes, dénuées de sens, mais néanmoins là, rassurantes (ou pas). Rideau.
"L'absurde de Ionesco, c'était l'étonnement devant le quotidien, le lieu commun, la banalité anonyme des êtres."