Lisibilité et cohérence
Les héros de BD se doivent d'être reconnaissables avec aisance. Plus que leurs cousins de littérature et de cinéma, ils faut qu'ils soient immédiatement identifiables. Ainsi classiquement, chaque personnage récurrent se voit affublé d'une panoplie, qu'il s'agisse d'un héros costumé ou non. Les héros de BD sont toujours habillés pareils. Possèdent-ils chaque pièce de leur équipement en un nombre considérable d'exemplaires (à l'instar de Schwarzenegger dans Last Action Hero), font-ils une grande lessive entre chaque épisode ou sont-ils simplement crados ? Difficile de trancher. Ce qui est sûr, c'est que le changement de costume est toujours signe d'aventure, de danger, de circonstances liées à ce qui est en train de se dérouler sous les yeux du lecteur et surtout... Temporaire. Ce n'est pas pour rien qu'un des plus célèbres des héros de BD a mis plus de 40 ans avant de timidement troquer ses pantalons de golf pour des jeans de la même teinte.
Il est connu que les albums de Tintin furent souvent remaniés par Hergé, afin de les moderniser, d'en corriger les éventuelles erreurs. Ces infimes nuances ne peuvent qu'encourager les collectionneurs dans leur compulsive passion. Certaines des aventures de Tintin, à partir du Temple du soleil furent prépubliées dans le Journal Tintin (dit aussi Journal de Tintin) sur la double page centrale. Ainsi, le plus ou moins jeune lecteur découvrait au cœur de son hebdo, trois magnifiques strips à l'italienne. Passer de ces trois strips à l'italienne à une planche classique de quatre strips pour la version album est une opération délicate qui nécessite de nombreux remontages et élagages. Des portions d'images peuvent ainsi disparaître, ainsi que des cases entière. Un album casterman, réédité en 2003, permet de constater ces modifications pour Le Temple du soleil, dont il reprend la version journal.
Récemment, je feuilletais de vieux Journal Tintin du milieu des années cinquante et m'amusais à constater les différences entre la "version originale" à l'italienne de L'affaire Tournesol et son édition album (L'affaire Tournesol fut publiée du n°328 de février 1955 au n°389 du 5 avril 1956 de l'édition française de l'hebdomadaire)... Outre des cases qui m'étaient jusque là inconnues, une bizarrerie surgit avec force : dans une vignette de la planche 58 Tintin ne porte pas la panoplie habituelle que je m'attendais à lui trouver. Au lieu de son pantalon de golf marron, on lui voit un pantalon bleu soutenu par des bretelles... Je me reporte à l'album : il y porte bien son pantalon de golf. Dans la séquence précédente Tintin et Haddock étaient travestis, tâchant de se faire passer pour des délégués de la Croix-Rouge afin de faire évader Tournesol. Dans la version album, Tintin commence à se changer au cours de la poursuite en voiture, ce qui lui permet d'avoir retrouvé sa panoplie après l'accident, alors que dans la version journal, il est encore à moitié déguisé après l'accident. Pourquoi ce subtil changement ?La réponse semble évidente lorsque l'on tient l'album (ce que je vous conseille de faire) : c'est effectivement ce moment qui fut choisi pour en constituer la couverture. Scène vue à travers la brisure d'un aplat jaune, forte diagonale verte, Tintin de dos (comme sur seulement trois autres couvertures de la série)... Sans doute Hergé a-t-il jugé son visuel suffisamment déroutant sans, en plus, changer la panoplie de son héros. On remarque au passage que si Haddock garde alors son déguisement, il retrouve dans la version album des couleurs qui lui sont plus coutumières, le pardessus du déguisement passant de marron à bleu marine. Ainsi par souci de lisibilité, Hergé supprime les bretelles de la couverture et par rigueur et souci de cohérence, il les ôte aussi de la scène correspondante. D'ailleurs, la seule case qui montrait le bas du déguisement de Tintin et ses jambes de pantalon a également été retirée de la version album, si bien qu'on peut penser qu'il avait gardé son pantalon de golf, ce qui évite de heurter la vraisemblance avec un conducteur changeant de culotte pendant que son véhicule fait des tonneaux. Voilà un auteur qui avait le souci du détail !
Dans le lien ci-dessous vous pourrez lire la Charte d'utilisation des visuels de Tintin énoncée par la société Moulinsart, qu'il est toujours utile de connaître quand on ne veut pas de problèmes (charte trouvée sur objectiftintin.com, un site qui connut récemment quelques bouleversements...).