Dans le genre opéra monumental, il est difficile de trouver mieux. Vous me direz : il y a la Tétralogie wagnérienne qui n’est pas mal non plus. C’est vrai. Mais aucune des 4 journées de l’Anneau du Nibelung n’atteint la démesure de l’œuvre de Berlioz.
La composition des Troyens s’étend sur une très longue période. D’abord, le livret : sa rédaction prend deux ans, d’avril 1856 à avril 1858. Il est adapté de l’Enéide de Virgile à qui Berlioz emprunte de nombreux passages sans changer un seul vers. Et ce n’est qu’en 1863, lorsque l’on représenta pour la première fois les trois derniers actes au Théâtre Lyrique que Berlioz considéra l’œuvre comme pratiquement achevée. Mais on peut affirmer que l’opéra avait occupé son esprit bien avant que le livret soit commencé et qu’il continuera de le hanter bien après que les dernières mesures aient été écrites.
Berlioz l’avait divisé en deux parties : La prise de Troie (actes I et II) et les Troyens à Carthage (actes III à V). Il n’est jamais revenu sur cette décision bien qu’initialement, l’opéra eût dû être une seule œuvre en 5 actes. Dans son testament, il évoque Les Troyens comme deux œuvres distinctes et non une seule.
Mais la postérité en a décidé autrement. L’opéra est devenu œuvre unique en cinq actes et est représenté comme telle, avec plus ou moins de bonheur, selon –comme d’habitude- les mises en scène.
Il s’emble que ce soit en 1851 que l’idée d’un opéra d’après Virgile naisse dans l’esprit de Berlioz, soit cinq ans avant qu’il ne commence le livret. Le sujet n’était pas encore bien arrêté, mais l’idée d’écrire un « grand opéra » le tourmentait. Sa correspondance, avec le baron Von Donop notamment, montre cependant qu’il n’est pas encore prêt à concrétiser un projet quel qu’il soit. Il préfère, dit-il, « dépenser (son) énergie à mieux faire connaître les partitions déjà existantes […] que de leur donner des sœurs dont (il) ne pourrait protéger les premiers pas. »
Il faudra l’intervention et l’insistance de la princesse Sayn-Wittgenstein, la maîtresse de Liszt pour que Berlioz se décide enfin. Il est certain que le succès inattendu de L’Enfance du Christ en 1854 l’encouragera également à se lancer dans un nouvel opéra.
La princesse est régulièrement informée par lettres des progrès de l’œuvre, de l’écriture du livret d’abord puis de la composition. Berlioz a l’intention de finir le poème avant de commencer la musique, mais la scène d’amour à la fin de l’acte IV entre Didon et Enée est une tentation trop forte. Il écrit la première musique de l’opéra. L’inspiration est bien présente mais curieusement, ce duo sera difficile à venir, Berlioz le refaçonnera plusieurs fois avant de s’estimer satisfait. Il emprunte pour cette scène d’amour une partie des paroles à Shakespeare, au Marchand de Venise, plus exactement.
La composition commence en 1856. Chaque acte est composé dans l’ordre, à l’exception de l’acte IV, dont la scène finale est déjà terminée. L’acte IV est composé entre les actes I et II.
Malgré les difficultés rencontrées, l’ardeur de Berlioz va croissant. La dernière mesure de l’opéra est datée du 12 avril 1858. Berlioz a remplacé le final initialement prévu, destiné à souligner la dimension épique de l’œuvre en présentant les Troyens à la façon de Virgile c'est-à-dire comme les fondateurs historiques de Rome et de sa glorieuse histoire. Mais cette version a finalement paru trop ambitieuse à Berlioz ; il l’a remplacée par le final actuel, bien plus court : la malédiction des Troyens sur la descendance d’Enée tandis qu’en contrepoint résonne la Marche Troyenne et qu’on voit les légions romaines défiler devant le Capitole. Final ambigu, qui montre à quel point cette malédiction sera sans effet puisqu’elle n’empêchera pas Rome de dominer le monde méditerranéen et d’anéantir Carthage.
Berlioz n’avait pas la foi ; mais il avait le sens du sacré. Il a pu ainsi habiter l’univers antique et réhabiliter la tragédie. Car Les Troyens sont bien une tragédie. « Il y a un mystère du destin, du sort du monde et des civilisations, inséparable du mystère de notre vie et de celui de la souffrance qui, presque toujours, en constitue le fond, l’essence. L’opéra de Berlioz, de même que les tragédies antiques, nous invite à contempler cette souffrance, projette sur elle une lumière qui nous aide à l’approfondir, à la mieux cerner, en même temps qu’elle l’épure et lui donne sa beauté et sa dignité. […] De cela découle aussi l’extrême humanité des Troyens. Les vues de la destinée s’accomplissent, le pieux Enée poursuit sa route, mais une profonde sympathie s’exprime pour les victimes semées le long de cette route implacable. Cassandre, Didon, Enée lui-même nous disent, chacun à leur manière, l’horreur de la guerre, la vanité de la gloire, ou la valeur suprême de l’amour. […] La solitude de tous est finalement extrême, absolue, sans recours. L’inflexible destin n’en a cure et cela, Berlioz le traduit aussi. L’homme est toujours frustré dans son désir d’absolu, de réalisation de soi, par l’ordre des choses voulu par les dieux, le mortel conflit qui l’oppose au monde ne pouvant avoir de solution ni de fin. » (1)
(1) – Jean-Michel Brèque
Argument
Première partie : La prise de Troie – Acte I – Le siège de Troie vient d’être levé, après dix ans de combats. Les Troyens s’égaient dans la campagne et découvrent les objets laissés par les Grecs. Ce qui les intrigue le plus, c’est un cheval gigantesque, abandonné non loin des portes de la ville. La prophétesse Cassandre, fille du roi Priam et sœur d’Hector s’inquiète de ce départ si soudain de l’ennemi. Personne ne l’écoute, ni son père, ni Chorèbe, son fiancé. Ce dernier arrive et tente de rassurer Cassandre qui le conjure de fuir la ville pour sauver sa vie. Lasse de combattre l’obstination de Chorèbe, Cassandre abandonne. A peine sont-ils sortis qu’un cortège apparaît : on vient rendre grâce aux dieux protecteurs. Les réjouissances sont interrompues par l’entrée d’Andromaque et de son fils Astyanax. S’ensuit une scène muette au cours de laquelle la veuve d’Hector fait bénir son fils par Priam. Entre Enée, épouvanté, qui raconte comment le prêtre de Neptune, Laocoon a été dévoré par un monstre marin sorti des flots après avoir jeté un javelot contre le cheval de bois. Tout le monde est glacé d’effroi : Enée ordonne d’introduire le cheval dans la ville. Cassandre, restée seule, pleure sur son bonheur perdu et s’afflige de l’aveuglement des Troyens qui, en grande pompe, escortent le cheval et le font rentrer dans la cité. « Il entrent. C’en est fait. Le destin tient sa proie. Soeur d’Hector, va mourir sous les débris de Troie ! »
Acte II – Premier tableau - Le soir même. Enée dort ; son fils Ascagne n’ose pas le réveiller. L’ombre d’Hector apparaît, tirant Enée de son sommeil. Il lui ordonne de fuit la ville qui est en train de tomber aux mains des Grecs et d’aller fonder un puissant empire en Italie. Hector disparaît tandis qu’Ascagne et les compagnons d’Enée entrent et lui décrivent le carnage ; Enée les exhorte à se frayer un passage jusqu’à la citadelle où est enfermé le trésor sacré qu’ils doivent emporter avec eux. Vidéo 1 : Acte I, scène de Cassandre. Grace Bumbry, 1990
Deuxième tableau – Réfugiées dans le temple de Cybèle, les Troyennes prient et implorent le secours de la déesse. Cassandre arrive et leur apprend qu’Enée a pu quitter la ville avec le trésor et qu’il va fonder une nouvelle Troie. Quant à elles, pour ne pas tomber en esclavage, elles doivent se donner la mort. Quelques unes hésitent, refusent ; elles sont chassées par Cassandre qui entonne avec celles qui sont restées un chant joyeux. Les grecs envahissent le temple mais trop tard : sous leurs yeux, les femmes, à l’exemple de Cassandre, se poignardent, s’étranglent ou se jettent du haut de la galerie en criant « Italie ! ».
Vidéo 1 : Acte I - Air de Cassandre - Grace Bumbry 1990.
Vidéo 2 : Fin acte II - Deborah Voigt (Cassandre) -