A l’occasion de la sortie d’un très beau coffret de cinq livres sur le travail de Sarah Moon (y compris un film, Mississipi One), la galerie Camera Obscura présente un grand nombre de ses tirages, jusqu’au 6 décembre. Qu’on ait rêvé autrefois aux pubs Cacharel ou qu’on ait été enchanté par sa revisite des Contes de Perrault ou d’Andersen, on reconnaît aussitôt une photographie de Sarah Moon. Ces polaroïds abondamment retravaillés ont des noirs charbonneux, des marques imparfaites, sales, grattées, des flous irréels qui sont comme une marque de fabrique, parfois trop évidente, parfois rassurante.
La photo n’est plus une image, un indice, elle est déjà, par elle-même une représentation d’elle-même, un tableau, une harmonie formelle. Avant de regarder ces corps ou ces paysages, c’est la profondeur de ces noirs, c’est le vibrato de ces lignes, c’est la poésie de ces contours, l’incertitude de ces marges, que nous admirons, qui nous impressionne. Dans la tortue (ci-dessus), le regard n’est pas tant attiré par l’animal au pied de l’escalier, central mais anecdotique, mais bien plutôt par cette explosion de petites fleurs blanches que la scansion des briques et des cailloux des marches ne peut enrayer et qui vient s’évaser sur la roche sèche du fond : trois matières, trois textures que le grain rend presque palpables, trois mouvements, jaillissement, contrainte et reflux, qui s’incarnent dans la photo même.
Ensuite, mais ensuite seulement, on sourit de la tortue, on lit du rêve ou du tragique, de l’érotisme ou de la douceur, puis on se prend à songer au temps qui passe, à imaginer des chimères et des fées, à reculer devant le morbide, à nous troubler devant l’ambigu. Il y a chez elles des histoires suggérées et des atmosphères implicites, des photos à regarder quand on est amoureux et d’autres pour les jours de tristesse. Si ces deux jumelles me touchent (Le fil rouge), c’est d’abord pour l’étrangeté de leur pose et la fixité de leur regard, bien sûr, mais il y a aussi ces reflets qui perturbent une vision qui sinon serait trop frontale, ce lustre dont je ne peux saisir la forme; ces éléments-là sont autant des facteurs d’étrangeté que les deux fillettes. Artifice, sans doute, mais artifice remarquablement maîtrisé, tiré au cordeau, impeccable.
Et en effet, tout est tellement composé, travaillé, précisément construit. Le virage (tout en haut), les taches (ci-contre), le soleil couchant (ci-dessous) sont des compositions quasi abstraites, où rien ne semble laissé au hasard, où les couches de matière grise ou noire se juxtaposent, se recouvrent, créant une épaisseur, grumeleuse en haut, plus souple ci-contre, plus grasse dans la troisième.
Sarah Moon est une des rares photographes à savoir naviguer entre ce monde des sens et cet univers formel. C’est sans doute l’alchimie à la Polke qui la sauve d’une décrépitude à la David Hamilton, et, vice versa, cet humanisme sentimental qui lui évite un desséchement formaliste.
Vous pouvez aussi lire ici, ici, ici et là. Et vous pouvez vous faire offrir le livre pour Noël.
Photos courtoisie de l’artiste.