Rien ne semblait davantage opposer Paris et Londres dans la seconde moitié du XIXe siècle. La capitale britannique, entrée dans l’ère victorienne depuis 1837, affichait une activité industrieuse ; on y pratiquait les affaires, la finance et l’art avec un égal sérieux, une parfaite austérité ; le puritanisme étendait ses ravages jusqu’au cœur des maisons bourgeoises où l’on habillait de housses les pieds de tables et de pianos sensés rappeler de trop près les jambes des femmes et faire naître des pensées libidineuses dans l’esprit des messieurs… A Paris, en revanche, le monde entier venait se distraire, voire s’encanailler. Turcs, Russes, Brésiliens (et… Anglais) fortunés y séjournaient, comme dans les opérettes d’Offenbach, pour y passer du bon temps dans une atmosphère délibérément festive et luxueuse. L’avant-garde artistique, la bohême s’y donnaient rendez-vous. Bien des banquiers et des industriels y menaient de florissantes affaires tout en entretenant, quasiment au grand jour, maîtresses et courtisanes. La censure sévissait parfois, en s’attaquant aux œuvres littéraires (Madame Bovary, Les Fleurs du mal), mais, en comparaison avec l’Angleterre, il régnait en France une bien plus grande liberté de mœurs.
En dépit de ces différences, l’époque restera marquée par une entente plus que cordiale entre les deux pays, une entente motivée par des impératifs politiques, diplomatiques et une émulation économique, certes, mais aussi par la réelle sympathie qu’éprouvaient la reine Victoria et Napoléon III l’un pour l’autre. Ce phénomène fut particulièrement évident lors des Expositions universelles de 1851 et 1855, et c’est autour de ces événements que le musée national du château de Compiègne articule une intéressante exposition intitulée Napoléon III et la reine Victoria, une visite à l’Exposition universelle de 1855 (du 4 octobre 2008 au 19 janvier 2009). La venue de la reine Victoria revêtait une réelle importance historique, aucun souverain britannique n’ayant effectué de visite officielle à Paris depuis… la guerre de Cent ans.
Un élan d’anglophilie s’était établi depuis longtemps en France (la réciproque était tout aussi vraie) ; Louis-Napoléon Bonaparte, qui avait séjourné par deux fois à Londres comme exilé (entre 1837 et 1840, puis de 1846 à 1848) et dont on fête cette année le bicentenaire de la naissance, partageait cet engouement. Après la guerre de 1870, c’est d’ailleurs en Angleterre qu’il termina sa vie.
L’exposition de Compiègne permet de suivre le séjour royal, du palais de Saint-Cloud à l’Opéra, de Notre-Dame de Paris à Versaille. Elle met en perspective les Expositions universelles de 1851 et 1855, tout en accordant naturellement davantage d’attention à la seconde. Faut-il voir dans l’organisation de ces deux événements phares du XIXe siècle une particularité culturelle ? Celle de Londres, en 1851, qui faisait la part belle aux initiatives privées, dégagea des profits financiers et fut entièrement installée pour le jour de l’inauguration; celle, parisienne, de 1855, organisée par l’Etat, se solda par des pertes financières et connut des débuts difficiles, marqués par l’ouverture progressive des différents bâtiments, rien n’étant vraiment prêt pour le jour J…
Les pavillons réservés à l’industrie consacraient la Grande Bretagne et la France comme les deux premières puissances industrielles mondiales de l’époque, poursuivant cependant des objectifs économiques très différents : l’Angleterre cherchait à fabriquer des produits bon-marchés, la France s’était spécialisée dans le luxe et la création. Les vitrines industrielles respectives des deux pays n’occupaient toutefois pas l’ensemble de l’exposition; une place très importante avait été réservée aux métiers d’art (arts décoratifs, orfèvrerie, arts de la table…) et, naturellement, aux beaux-arts.
Ce fut l’occasion pour le public (cinq millions de visiteurs) de découvrir la peinture anglaise, à laquelle il accordait d’autant plus d’importance que la section française, trop classique, ne lui offrait rien de vraiment nouveau. Si certaines œuvres (scènes de genre, paysages, peintures religieuses ou historiques) restaient marquées par le classicisme, l’influence des maîtres flamands et un embourgeoisement évident, d’autres, par leur facture, leurs thèmes si peu familiers aux Français, étonnèrent au point qu’elles ne furent pas toujours comprises par la critique. On trouvera à Compiègne certaines de ces toiles, notamment La Dispute d’Oberon et de Titania, de Joseph Noel Paton, surprenante dans son foisonnement de personnages enchevêtrés qui ne sont pas sans rappeler ceux du Jardin des délices de Jérôme Bosch, au point que Théophile Gautier lui consacra tout un article. Le catalogue reproduit (page 95) une autre toile très intéressante, Ophelia, de John Everett Millais, dont Maxime Ducamp écrivit un peu légèrement qu’elle ressemblait à « une poupée de cire qui se noie dans une baignoire », mais dont la beauté étrange reste saisissante.
Le département des sculptures réservait peu d’heureuses surprises, tant britanniques que françaises. Il est vrai qu’en 1855, Clésinger n’exposait pas ou pour être plus précis, il n’exposait pas de sculptures. En 1851, sa Bacchante se roulant dans les pampres de 1848, version dérivée de la célèbre Femme piquée par un serpent qui avait connu un considérable succès de scandale au Salon de 1847, avait figuré en bonne place à l’exposition de Londres. Mais ce nu d’un réalisme tout érotique avait choqué le puritanisme anglais. On le sait notamment grâce à l’un des juges français du jury international qui remettait des prix aux exposants, le comte de Laborde. Celui-ci indiqua dans un rapport qu’il avait obtenu une médaille pour la statue, mais qu’un membre anglais du jury s’opposa « dans l’intérêt de la morale et, je crois même, de la religion, à récompenser “une œuvre dont la beauté ne faisait que rendre plus coupable l’intention immorale.” » On s’en doute, les Français ne jouissaient guère d’une bonne réputation morale Outre-Manche, comme le rapportait un visiteur de l’exposition de 1851 :
« Cette statue [la Bacchante] pourra bien confirmer cependant l’opinion qu’on a de nous, et Dieu sait qu’elle n’est pas bonne. L’autre jour, j’allais retenir un logement pour un de mes amis ; le prix était arrêté, quand le propriétaire, se ravisant : “C’est pour un monsieur français ? me demanda-t-il ? – Oui, sans doute, répliquai-je. – Alors, je ne puis pas vous louer, continua-t-il ; nous avons des laidies dans la maison.” »
L’exposition de Compiègne, qui replace, grâce à des portraits des souverains et des documents d’époque, les œuvres dans leur contexte historique, couvre d’autres arts : la gravure, la photographie (dominée par Gustave Le Gray), l’architecture, l’urbanisme et les jardins, l’ébénisterie, l’orfèvrerie (à noter ici une superbe Coupe des vendanges exécutée par Froment-Meurice), la céramique, les soieries, domaine où les manufactures lyonnaises se distinguaient par la qualité de leurs panneaux, la mode, qui consacrait nettement les maisons de couture parisiennes.
Un art décoratif tout particulier était également mis en valeur, le papier peint, qui, à l’époque, ne pouvait se comparer à ceux, très ordinaires, d’aujourd’hui. On verra ainsi exposée la maquette du stand de la Manufacture Desfossé, qui avait, pour l’occasion, fait appel aux artistes parmi les plus en vue de leur temps. Thomas Couture avait réalisé un panneau (Les Prodiges), Edouard Muller, pour un beau jardin architecturé, s’était inspiré de la Pandore de James Pradier. Quant à Clésinger, il avait exécuté une version peinte de sa Bacchante de 1848 ; ce choix se voulait peut-être un clin d’œil malicieux ou revanchard, après que la médaille que j’ai évoquée lui eut échappé…
Avec 281 tableaux, documents, meubles et objets d’art, le Musée national du château de Compiègne rassemble une collection du plus grand intérêt, qui permet en permanence aux visiteurs d’établir une comparaison, une confrontation fructueuse, entre les productions et la créativité françaises et britanniques du milieu du XIXe siècle. Nombre de ces objets appartiennent à des collections publiques et privées du Royaume-Uni, les voir ainsi réunies pour la première fois offre une occasion unique. Il faut encore mentionner le catalogue édité par la Réunion des musées nationaux (280 pages, 49 €), qui ne se limite pas à dresser la liste des objets exposés, mais comprend des essais excellents et une riche iconographie qui en font un document précieux pour les amateurs.
Illustrations : F.-X. Winterhalter, Victoria Ière, 1842 (Musée et domaine national de Versaille, © RMN/Gérard Blot) - Portrait de Napoléon III, tapisserie, Manufacture nationale des Gobelins, d’après un portrait de F.-X. Winterhalter, 1860 (© Centre national des Arts plastiques/Marc Poirier) - Plat avec le portrait de la reine Victoria, Manufacture de Minton, 1855 (© Victoria & Albert Museum) - Coupe des vendanges, F.-D. Froment-Meurice (Musée national du chateau de Compiègne (© RMN) .