L'équipe, un par un ou la division des travailleurs

Réunion de service, l'autre jour. Nous sommes au complet. Une quinzaine de personnes. Les bouches sourient. Les visages sont froids. Les yeux tendus. Le directeur annonce soudain entre deux riens que le grand chef va venir la semaine prochaine nous exposer la réorganisation du service. Silence dans les rangs. Première nouvelle ! On peut capter quelques respirations. Je m'attends à ce qu'il en dise un peu plus, évoque les grandes lignes de la dite réorganisation, trace en quelques mots la tendance, les principes, bref, indique l'état d'esprit d'une réorganisation dont on n'a entendu parler naguère mais dont on n'a jamais parlé collectivement ensuite et sur laquelle on n'a jamais travaillé ensemble depuis deux ou trois ans. Las. Il annonce qu'il recevra individuellement chacun dans la journée. Pour dire ce qui concerne la personne. Et que la nouvelle organisation sera mise en oeuvre au 1er janvier. N'en dit pas plus. Tout de suite la suite.
L'après-midi, un par un, les membres du service débarquent dans son bureau. Portes fermées. Le directeur explique à chacun en quoi consiste cette réorganisation. C'est très feutré et assez étrange, ce ballet. Point de mines déconfites. Ni de soulagement. Quelque chose de l'ordre de la robotique. Du logiciel. Du pilotage automatique. Démarches froides de personnes traitées comme des ressources humaines.
Le procédé est pour le moins curieux. Le maître mot, dans la bouche des uns et des autres, c'est pourtant : l'équipe. Les uns aiment parler en effet de l'équipe, du travail de l'équipe, des missions de l'équipe. Je comprends pourquoi ils aiment tant en parler.
Une collègue me souffle son usure et son ras-le-bol face à ce contexte. J'ai envie de rire, de parler, de boire le café, qu'on s'engueule, qu'on se dise les choses, me dit-elle. C'est de travailler au sein d'une équipe dont tu as besoin, je lui réponds, conscient que si mes mots n'atténuent rien et n'expliquent pas grand chose, ils disent fort bien ce dont il est question et ce dont, parfois, il n'est malheureusement plus question dans certaines structures.
Le diviser trouve ici tout son sens. La manipulation par les nerfs également. Corolaire : l'isolement des gens, la solitude dans la foule.
Je pense alors à ces milliers (millions ?) de gens qui vivent dans de tels contextes.
Et je me dis : voilà le monde dans lequel nous vivons. Voilà la société à laquelle je contribue.
Le soir, je suis rentré fatigué. Très fatigué. Aimant la chaleur du foyer, les visages des miens. Touchant leurs peaux et buvant leur respiration. Dans tout, il y a un avantage.