[D] Illustre inconnu et plume remarquable.

Publié le 30 octobre 2008 par Nibelheim

George Darien, ça vous dit quelque chose, vous ? Pour ma part, je ne connaissais pas du tout, avant de rencontrer ce nom, par hasard, sur un site de troc. Le Voleur ... Une curieuse illustration ( Le thérapeute, de Magritte), une quatrième de couverture plutôt alléchante, et hop ! Je décide de me le procurer. J'ai pensé le recevoir pendant longtemps, mais, manque de chance, le livre semble avoir été perdu dans les limbes de la Poste. Il m'a fallu attendre longtemps avant de le trouver enfin sur les étalages d'une librairie, alors que j'étais de passage à Paris. Après avoir terminé Moll Flanders, je me suis donc empressée de commencer ce roman qui m'intriguait tant et que je comptais lire depuis des mois ... Si j'ai choisi d'enchaîner directement sur George Darien après avoir terminé le roman de Defoe, c'est aussi parce qu'ils partent tous deux d'un thème assez semblable, à savoir la figure du voleur. Il me semblait intéressant de comparer ces deux portraits, tous deux rédigés par un "je" sous la forme de faux mémoires, et ce à presque deux-cent ans d'écart.

Mais ce n'est pas là le chemin que Randal choisit : lui, il préfère dire non à la société et à ses institutions, non à l'ordre et, surtout, non au silence. Le Voleur, ce n'est pas que ça, mais c'est un non énergique et retentissant au monde tel qu'il fonctionnait à l'époque - et tel qu'il fonctionne aujourd'hui, pour une large part.
Le Voleur : voilà un ouvrage difficile à résumer ... Pourquoi ? Parce qu'aux côtés d'une trame simple et légère se succèdent toute une galerie de personnages et un grand nombre de digressions : portraits à charge, caricatures et histoires secondaires glissés ça et là, ou encore textes d'idées dissimulés au fil de l'intrigue. Georges Randal nous raconte son histoire : celle d'un jeune bourgeois qui, ruiné par son oncle après le décès de ses parents, décide de se faire voleur. Avec ce qu'il lui restait, il lui était sans doute possible de vivre, laborieusement. "Tu chercheras à joindre à tes maigres revenus ceux d'un de ces emplois honnêtes qui, pour être peu lucratifs, n'en sont pas moins pénibles. Ceux qui les exercent ne mangent pas tout à fait à leur faim, sont vêtus presque suffisamment, compensant l'absence des joies qu'ils rêvent par l'accomplissement de devoirs sociaux que l'habitude rend nécessaire ; et, à part ça, vivent libres comme l'air - l'air qu'on paye aux contributions directes."
Dans un écrit qui emprunte beaucoup - non sans humour - aux codes et aux clichés au roman-feuilleton en vogue à l'époque, Darien nous permet d'explorer le monde des voleurs et des escrocs : s'y croisent criminels officiels, protégés par les lois et brigands véritables. Le lecteur rencontre alors, au détour d'une page, politiciens véreux, voleurs de métier, notaires malhonnêtes, mouchards du gouvernement, faiseuses d'anges, bourreaux, industriels stupides et faussement philanthropes. Et cela, à grands renforts d'extraordinaires facilités de scénario. Mais qu'importe : ce n'est pas la vraisemblance que l'auteur vise en premier lieu. Par la force de la mise en scène, par l'outrance et la noirceur de certains portraits, enfin par l'utilisation libre révolutionnaire d'une forme romanesque donnée, Le Voleur semble rappeler parfois l'esprit des œuvres d'Octave Mirbeau. Comme lui, il se fait arracheur de masques, révélant les vices et les instincts destructeurs des puissants, tout en fustigeant la passivité et l'aveuglement des plus faibles. Et parfois, quand Randal écrit son dégoût du monde, qu'il s'interroge sur son expérience de la vie, on croirait presque entendre Célestine ! Pour exemple : "Ai-je vu des choses mon Dieu ! - même des choses que je ne dirai pas ! ... J'ai passé partout, ou à peu près ; je connais toutes les misères des gens, tous leurs dessous, toutes leurs saletés, leurs secrets infâmes et leurs combinaisons viles, les correspondances adultères de leurs femmes, leurs plans de banqueroutiers et leurs projets d'assassins. Je pourrais en faire des romans, si je voulais ! ..." Cependant, il y a quelque chose de plus touchant, de plus triste même, chez Darien que chez Mirbeau : personnage peut-être davantage autobiographique ; présence, malgré tout, d'un certain romantisme, mais teinté de nihilisme et d'anarchie ; constat amer du narrateur sur son passé et sur ses choix, ... Toujours est-il que je ressens une mélancolie bien plus présente dans Le voleur, alors que les lectures de Mirbeau me semblent davantage roboratives. De ce que j'en ai lu, tout au moins.
Ainsi, comme je l'ai dit, Randal s'oppose à beaucoup de choses, alors qu'il découvre l'envers du décor social et les vrais visages sous les masques ... Seulement, que faire, après avoir constaté tout ça ? Randal se tourne tout d'abord vers ses collègues voleurs et il pense un instant avoir trouvé sa réponse. Réfugié à Londre, il y rencontre Roger-La-Honte et Brousaille, figures positives et charmantes d'un frère et d'une sœur errant sur les toits de la grande ville. Cependant, ces deux-là font figure d'exceptions. Apparaissent d'autres figures, plus inquiétantes, plus grimaçantes ... Randal finit par se dire que "les vices des canailles ne valent pas mieux que ceux des honnêtes gens." Ce dernier est tenté de voir du côté du socialisme : déception nouvelle. "J'ai vu ceux de 48 avec leurs barbes, ceux de 71 avec leurs cheveux, et tous les autres, avec leur salive." L'anarchisme est révoqué également : autant de promesses faites à un peuple qui les attend pour demain plutôt que d'agir aujourd'hui. Le mot est lancé : "Pépinières d'exploiteurs, séminaires de dupes, magasins d'accessoires de la maison Vidocq ..." Qu'est-ce qui compte alors, après tout ça ? Entre toutes ces errances, Darien nous le dit, Randal nous l'assène : c'est l'Individu, c'est le moi, étouffé sous la société, les convenances, les institutions, écrasé par l'éducation, le service militaire, le monde du travail. Et ce qui est important, c'est de vivre, d'exister par soi-même et pour soi-même, uniquement.

Cequi est tragique, pourtant, c'est que malgré ces intuitions, Randal échoue. Ne parvenant pas à vivre comme il l'entend, peut-être même ne sachant comment vivre, il passe lui aussi, comme tous les autres, à côté de sa vie. Dernière page du roman, dernière feuille de ces confessions, et il jette ce constat amer : "J'ai voulu vivre à ma guise, et je n'y ai pas réussi souvent. J'ai fait beaucoup de mal à mes semblables, comme les autres ;et même un peu de bien, comme les autres ; le tout sans grande raison et parfois malgré moi, comme les autres. L'existence est aussi bête, voyez-vous, aussi vide et aussi illogique pour ceux qui la volent que pour ceux qui la gagnent." Partie intégrante d'un mécanisme plus grand qui lui échappe, le voleur est aussi déterminé que les autres et joue lui aussi un rôle dans la société, quoi qu'il dise.

Le Voleur se clôt alors que George Randal délaisse son manuscrit dans une chambre d'hôtel, laissant là sa valise, abandonnant son métier et ne sachant que devenir. La boucle se referme, et les multiples questions jetées ça et là au fil de l'histoire n'ont pas été résolues. Cependant, quand on referme le livre, elles résonnent encore en nous, douloureuses, inquiétantes. Avec un vrai sens de la formule, Darien nous entraîne dans cette vie menée tambour battant, alternant descriptions de cambriolages, personnages truculents, cavales entre la France, la Belgique et l'Angleterre. L'humour côtoie de près le désespoir, chez cet homme à la fois dandy et vandale.
Une ode à la liberté et à l'individualité, une recherche désespérée de réponses, une émotion et une énergie communicatives. (Je suis par ailleurs bien heureuse de trouver avec lui un remplaçant de choix pour la lettre D de mon challenge ABC.)


Vous voulez savoir de qui il s'agit quand il écrit "une de ces blondes fades qui ont toujours l'air d'être en train de sécher" ; à quoi ressemble la femme qui "telle qu'elle est, débarrassée de la viande, [...] ferait un beau squelette" ou encore qui est cet homme, "dont la moustache est partout et le reste nulle part" ? Eh bien n'hésitez pas, Mesdames-Messieurs, et lisez Le Voleur de Georges Darien ! Aventures, amour, rebondissements compris. Confort idéologique non garanti.