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Le prix de la chair

Par Lebibliomane



"Une éducation libertine" Jean-Baptiste del Amo. Roman. Gallimard, 2008.
« Paris, nombril crasseux et puant de France. Le soleil, suspendu au ciel comme un oeil de cyclope, jetait sur la ville une chaleur incorruptible, une sécheresse suffocante. Cette fièvre fondait sur Paris, cire épaisse, brûlante, transformait les taudis des soupentes en enfers, coulait dans l'étroitesse des ruelles, saturait de son suc chaque veine et chaque artère, asséchait les fontaines, stagnait dans l'air tremblotant des cours nauséabondes, la désertion des places.
Dans cette géhenne, la chaleur de l'été collait aux visages comme un masque, drapait les corps de feu, tuait les bêtes qui tentaient de survivre en quelque coin d'ombre, suffoquait les femmes uax poitrines poisseuses. Les glandes sudorales déversaient par flots leurs humeurs. Jaillies d'aisselles velues, elles s'écoumaient des fesses aux flancs puis sur les jambes. Fondue comme du beurre sur les fronts, la sueur piquait aux yeux, répandait son sel aux bouches haletantes. La crasse s'écoulait comme un sédiment, marquait les plis aux articulations de traces noires. On s'éventait avec un rien, un vieux chiffon, une gazette, une main. On soulevait, ce faisant, le remugle aigrelet des corps transpirants. La puanteur de l'un se mêlait à la puanteur de l'autre quand déjà les corps ne se frottaient pas, mélangeant leurs sueurs respectives. Cette pestilence gonflait les haillons, les vêtements de peu couvrant un reste de pudeur, montait paresseusement dans l'air stagnant, fleurissait, envahissait la ville entière.
Cette odeur d'homme flottait et rendait l'horizon incertain, c'était l'odeur même de Paris, son parfum estival. Paris suait, ses aisselles abondaient, coulaient dans les rues, dans la Seine. Paris, hébétée par cette incandescence, offrait ses chairs grasses à la liquéfaction. Dans l'imbroglio de ses entrailles, la foule haletait, avalait par goulées l'air corrompu, se traînait sans conviction le long des avenues, s'adossait contre la pierre tiède des ruelles, s'engouffrait dans l'orifice des culs-de-sac. Les étals eux-mêmes étaient ébahis de chaleur : les fruits flétris, les viandes et les poissons verdâtres, les légumes rabougris. Sur les amoncellements épars, le bruissement des mouches ignorait le geste las d'une marchande qui claquait un chiffon avant d'éponger son front, puis soulevait ses jupes pour aérer son entrecuisse moite. Une main se glissait dans la superposition des tissus pour gratter l'irritation de la peau. Elle ressortait brillante, musquée, se levait sans conviction pour interpeller un passant, tâtait les fruits, s'essuyait en remuant un sac de blé, déplaçait l'air chaud d'un geste de mépris quand l'autre continuait son chemin sans même un regard. »

Vue perspective des quais de la Seine prise du pont royal à Paris
Pierre-Antoine Demachy (1723-1807)

C'est dans cette ville grouillante et nauséabonde – le Paris des années 1760 – qu'arrive de Quimper le jeune Gaspard. Il a quitté sa province natale afin d'échapper au destin qui lui était tout tracé : passer son existence le corps penché sur la terre boueuse et ingrate, entre la porcherie et la ferme familiale, entre un père sombre et brutal et une mère impotente. Gaspard a fui ce monde étriqué pour devenir « quelqu'un », tirer un trait sur la misère, la boue, les porcs, les murs noirs de suie de la ferme familiale. Il rêve de Versailles, de la Cour. Il veut tutoyer la noblesse, s'étourdir et se griser des parfums subtils de la richesse et de la notoriété.
Mais comment lui – pauvre fils de paysan sans le sou – pourra-t-il trouver le moyen d'échapper à sa condition dans cette capitale où la crasse et la misère s'étalent sans retenue ? Comment s'extirper de cette fange qui le happe dès son arrivée et où il devra, pour gagner de quoi vivre, passer ses journées plongé dans l'eau putride de la Seine et débarder des trains de bois flotté. Comment pourrait-il donner vie à ses rêves ambitieux alors que chaque jour est une course contre le froid, la faim, les maladies, la mort peut-être ? Mais le hasard va croiser son chemin en la personne de Billod, un perruquier de la rue de la parcheminerie qui va l'engager comme commis. Et c'est dans l'atelier de celui-ci qu'il va plus tard faire la connaissance d'un singulier client : le comte Étienne de V.
L'aristocrate va remarquer Gaspard et une étrange relation va se nouer entre ces deux hommes qu'à priori tout sépare. Le jeune homme ne pourra résister à la fascination qu'exerce sur lui Étienne de V. tout ceci malgré les mises en garde de Billod :
« C'est un homme sans vertu, sans conscience. Un libertin, un impie. Il se moque de tout, n'a que faire des conventions, rit de la morale. Ses moeurs sont, dit-on, tout à fait inconvenantes, ses habitudes frivoles, ses inclinations pour les plaisirs n'ont pas de limites. Il convoite les deux sexes. C'est un épicurien dépravé, un coquin licencieux. On ne compte plus les mariages détruits par sa faute, pour le simple jeu de la séduction, l'excitation de la victoire. Il est impudique et grivois, vagabond et paillard. Sa réputation le précède. Les mères mettent en garde leurs filles, de peur qu'il ne les dévoie. Ce libre-penseur philosophe sur sa décadence et distille sa pensée sybarite, corrompt les âmes. On dit aussi qu'il est un truand, un meurtrier, un empoisonneur bien que jamais on ne l'ait pu accuser. Il est arrivé, on le soupçonne, que des dames se tuent pour lui. Après les avoir menées aux extases de l'amour, il les méprise soudain car seule la volupté l'attise. On chuchote qu'il aurait perverti des religieuses et précipité bien d'autres dames dans les ordres. C'est un noceur, un polisson. Il détournerait les hommes de leurs épouses, même ceux qui jurent de n'être pas sensibles à ces plaisirs-là. Oh, je vous le dis, il faut s'en méfier comme du vice. »
Mais Gaspard n'a que faire des avertissements de Billod et le voilà prêt à suivre le comte de V. dans toutes ses turpitudes. Cet homme n'a t-il pas accès à la Cour ? Par son entremise, Gaspard espère sortir de son ingrate condition. Étienne de V. va devenir son Pygmalion et lui ouvrir des portes jusqu'ici inaccessibles en l'introduisant auprès de la noblesse. Mais le prix à payer pour tout ceci s'avérera bien douloureux quand le moment sera venu...

Souper chez le prince de Conti, 1766. Peinture de Michel-Barthélémy Ollivier

« Une éducation libertine », premier et prometteur roman de Jean-Baptiste del Amo, nous entraîne dans le Paris de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, un décor dantesque, grouillant de vermine et de crasse qui n'est pas sans rappeler les premières pages du « Parfum » de Patrick Süskind et « Les nuits de Paris » de Restif de la Bretonne.

L'auteur nous prend par la main et nous invite à renifler la puanteur des bouges, des tavernes et des corps. Il nous fait toucher du doigt la crasse immémoriale accumulée sur les murs de cette capitale. Il nous offre en pâture la vision de corps en décomposition, de personnages dont la peau couverte d'ulcères gonfle et éclate en jaillissements de pus. Tout ici pue les excréments, l'urine, la viande pourrie, et les corps mal lavés dans l'eau douteuse de la Seine. Le « Siècle des Lumières » cher aux historiens n'est plus ici qu'une parenthèse et nous livre une vision nauséeuse et répugnante , cauchemardesque, de la capitale du Royaume de France.
Des ruelles sordides et des bordels faméliques jusqu'aux soupers fins de l'aristocratie, Jean-baptiste del Amo décrit avec minutie cette tour de Babel où s'entassent et se côtoient représentants de la noblesse et victimes de la misère la plus noire.
C'est avec Gaspard, personnage aux accents Faustiens, ainsi qu'avec le comte Étienne de V. avatar du Valmont de Laclos, que nous découvrons peu à peu cette ville aux remugles écoeurants, ses moeurs et ses vices. Les descriptions sordides se succèdent ici afin de nous immerger dans cet univers de noirceur qu'a voulu recréer Jean-Baptiste del Amo et le style de l'auteur, même s'il nous met souvent au bord de la nausée, nous emporte comme un fleuve dans ce roman d'initiation traversé d'horreurs et de perversions.

Que dire de cet ouvrage, si ce n'est qu'au delà de toutes ces descriptions morbides et répugnantes, on ne peut plus lâcher ce roman tant le style y est éclatant et la narration captivante ? Une fois ouvert ce livre, impossible de se détacher de Gaspard et de ne pas suivre son parcours au sein de cette grouillante fourmilière parisienne dans le but de s'arracher à ce magma d'immondices qui l'étouffe.
On pense au départ avoir affaire à un proto-Rastignac en la personne de celui-ci pour finalement découvrir qu'il s'apparente plutôt à Faust.
Mais je ne voudrais pas trop en dire afin de ne pas dévoiler trop de détails à celles et ceux qui n'ont pas encore lu ce formidable roman. J'espère, en tout cas, qu'ils prendront autant de plaisir que j'en ai eu à la lecture de cet ouvrage.

Entretien avec Jean-Baptiste Del Amo : ICI

Mille mercis à Malorie qui m'a prêté ce livre dans le cadre du cerclage du forum "Parfum de livres"


"Ecorché" Juan de Valverde, 1556


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