Vers les huit heures du matin, Québec sommeille encore. Un lundi de fête du travail (ici, le premier septembre), personne dans les rues, malgré le temps clair qui mâche l’aube. Des écureuils font trembler l’échine des arbres. Ce seront les derniers que nous verrons. Marie et moi finissons de nous débarrasser de notre vie avant d’embarquer en voiture, direction le nord, où la civilisation se réduit à mesure que la terre s’affine, se rétrécit, se recourbe face à la Terre de Baffin, l'antichambre de l'Arctique. Les sacs de trucs à jeter, la nourriture intransportable. On descend le matelas dans un silence de cloître, qu’on adossera au mur pour les voisins. Un déjeuner en terrasse ; il y a trop de visages, trop de bruit. Nous fuyons déjà la ville.
L’atmosphère de ce premier jour reste humaine. La radio crachote à peine, ne s’éteint pas encore. Suzanne Vega, Sting et Feist éloignent les sons durs de l’autoroute 20. Des trous, des déformations, rappellent l’hiver et forcent à ralentir. Peut-être le perçois-je mieux puisque je conduis et puisque nous repassons sur le lieu d’un vieil accident, alors que Marie fredonne et assiste à l’introduction de l’immensité. Bien avant d’être immédiat et total, l’hiver est un simple écho, mais un constant rappel de la fragilité. Je sens comme la route est endormie, menaçante.
Avant midi, nous entrons au Parc du Bic, un joyau de collines et de petites forêts boréales précipitées dans le fleuve. L’eau du Saint-Laurent est devenue saumâtre. C’est que le fleuve s’élargit comme une gorge assoiffée. Deux phoques communs ont oublié de migrer, des hérons inspectent les rigoles d’eau des plages. On en observera le lendemain, car pour l’heure nous marchons entre les arbres. Sur ces sentiers où nous ne croisons personne, le contraste entre la rouille naissante des feuilles, le gris des troncs résineux et le vert fulgurant d’une sorte d’herbe sauvage, à leurs pieds, nous propulse au rang de généraux inspectant une vaste armée nonchalante, d’épinettes noires et d’églantiers, fatiguée de vaincre le fleuve et le froid. Des soldats appuyés les uns aux autres, sans aucun ordonnancement, dont les jambières cousues par les araignées s’entrecroisent dans des medleys improbables.
Nuit à Rimouski, ville assez laide, pas à la hauteur de sa vue sur le fleuve et la mer qui finit d’entrer dans l’estomac nord-américain. Mais qui a le mérite d’être la frontière de la Gaspésie.
Le lit du Couette et Café (B&B si vous préférez) est un enfer, vivement les motels que nous projetons de trouver au hasard de la route.