Le déclassement de la classe moyenne / par Argoul

Publié le 12 novembre 2008 par Alains

Karl Marx a beaucoup erré dans sa classification mais pour lui les classes se forment par coagulation socioprofessionnelle et idéologique. Max Weber, sociologue et économiste allemand, distingue trois ordres dans une société moderne : le politique détermine l’appartenance à un parti, ce qui peut être relativement indépendant du  statut social qui détermine le prestige (ex. : la gauche caviar ou l’ouvrier d’extrême droite) ; la classe proprement dite étant de l’ordre de l’économique, déterminant le niveau de vie. Les styles de vie et la consommation spécifique fondent un ’honneur social’ auquel on ne peut déroger, quel que soit son revenu, sous peine d’être un ’déclassé’ ou un ‘nouveau riche’. L’économique est de situation, le statut de consensus, le politique de choix relatif.

La grande affaire de la république française – et du radicalisme Troisième république – a donc été de faire converger la population vers une constellation centrale, ‘pivot de la société’ et politiquement modérée : la classe moyenne. Pour cela, en accompagnement de l’essor économique, éducation, services publics et transferts sociaux ont été mis en œuvre pour réduire les inégalités et produire de la mobilité sociale. Cet engagement public a favorisé de son côté l’économie en éduquant, régulant, bâtissant des infrastructures, assurant santé, retraite et des négociations sociales. Avec succès, puisque le sentiment d’appartenir à la classe moyenne en France a doublé depuis les années 1960 (critère subjectif). La préoccupation pour l’éducation et la consommation culturelle continuent de marquer la stratégie de classe moyenne (critère sociologique). Le salaire compose toujours la part presque exclusive du revenu (critère économique). On pourrait ajouter une nette préférence pour les partis centristes ou pour les rassembleurs (critère politique).

Mais ladite « classe moyenne » exclut d’une part les 10% de ménages dont près de 40 % des revenus proviennent des prestations sociales (premier décile des revenus déclarés) et d’autre part les 10% de ménages dont l’essentiel des revenus provient du patrimoine et pour lesquels le taux d’imposition direct « moyen » est de 25 % (dernier décile). On peut même pointer 1% de carrément « exclus » et 0.01% de carrément « très riches ». La classe « moyenne » est cependant largement majoritaire selon les trois critères :

• économiquement, elle regroupe environ 80% de la population,
• sociologiquement, elle fait converger la culture vers ce que les intellos (qui veulent s’en distinguer) appellent la ‘culture de masse’,
• politiquement, elle joint « 2 Français sur 3 » selon le titre du livre de Valéry Giscard d’Estaing, dans un consensus ‘modéré’.

Selon Louis Chauvel, en 1955 le salaire d’un cadre était de 3.9 fois celui d’un ouvrier ; en 1965 de 4 fois – mais en 2000 de 2 fois seulement. Il montre que les inégalités de salaires en France ont nettement déclinées et se sont stabilisées entre 1954 et 2000. La hausse du niveau de vie des classes moyennes se fait par le salaire, pas par le patrimoine, qui reconstitue les castes. Or les inégalités sociales ne diminuent plus à partir des années 1980 (sous la gauche mitterrandienne). On évoque la perte de pouvoir d’achat due à l’inflation et à la stagnation des salaires due aux 35h, l’augmentation de l’insécurité économique et sociale, les moindres prestations et réductions d’impôts, le favoritisme fiscal envers les moins lotis ET envers les plus aisés, l’envol de la bourse et de l’immobilier qui favorise le patrimoine au détriment du salaire – jusqu’à ces derniers mois...

S’il existe de fait une relative convergence des modes de vie, des pratiques culturelles, des biens d’équipement, et des relations sociales, la situation des « classes moyennes » ressemble cependant plus à celle des bas revenus. Depuis 25 ans, les hauts revenus se détachent de plus en plus des autres catégories sur de nombreux aspects du mode de vie, notamment l’endroit de résidence et le recours aux écoles privées. Cela donne le sentiment aux membres des classes moyennes d’être relégués dans la ‘masse’, en bref « déclassés ». Leur hantise est alors de se distinguer du ‘populaire’ – et surtout des comportements et modes de vie du populaire des populaires : les ‘immigrés’. Il s’agirait donc moins de xénophobie que de la peur de redescendre « aussi bas » sur l’échelle sociale. L’angoisse diffuse de la classe moyenne a pour cause principale le malthusianisme économique des années Mitterrand et Chirac où l’incantation politique a remplacé la réflexion sur les blocages structurels, au rebours des autres pays développés. La stagnation d’une économie fait régresser socialement. Denis Olivennes a très justement pointé la très française « préférence pour le chômage » qui rend difficile tout licenciement – donc empêche d’embaucher. Dès lors, ce sont « les héritiers » (au sens de Bourdieu et Passeron) qui se retrouvent favorisés : dans la course aux études et aux meilleurs établissements, par leur réseau social, par leur comportement ‘conforme’ aux préjugés de ceux qui font passer les concours comme des recruteurs du privé.

Nombre de politiques confondent causes et conséquences : ce n’est pas l’État-providence qui a créé la classe moyenne, mais bel et bien l’essor économique (comme partout ailleurs - même en Chine d’aujourd’hui). Si l’on remet la construction sur ses pieds, on constate que l’efficacité de l’État est d’autant plus grande qu’il accompagne l’essor, en disposant de marges de manœuvres. Celles-ci proviennent des impôts et taxes que seule la croissance économique est capable de produire. A l’inverse, trop de garanties statutaires et de blocages réglementaires ont pour effet, en situation de stagnation économique, de faire exploser le chômage. Avec toutes les conséquences sociales qui en découlent. Et la conséquence malheureuse que le Budget de l’État ne peut plus suivre l’explosion concomitante des prestations redistributives. Les plus pauvres alors se paupérisent encore, tandis que les nantis se débrouillent, étant seuls à même de trouver du travail par leur réseau et de renforcer leur capital scolaire, seuls à même d’investir encore un tant soit peu dans l’immobilier (pour les enfants et petits-enfants) – donc seuls à même de s’enrichir sans même le vouloir !