Revermont, de Jean-Claude Pirotte (une lecture de Benoît Moreau)

Par Florence Trocmé

La montagne qui s'obstine

Les éditions Le temps qu'il fait publient le nouveau recueil de Jean-Claude Pirotte, Revermont. Un livre agréable à toucher, à feuilleter, avec une couverture présentant une belle gouache de Pirotte, couverture dont on peut cependant regretter le montage graphique un peu écrasé.
Un coup d'œil trop rapide sur la poésie de Pirotte pourrait erronément la faire paraître facile. Au contraire de nombreuses mouvances d'écriture poétique, Pirotte cache sa recherche formelle sous les dehors rassurants, à première vue classiques, de vers rimés et mesurés, assemblés en strophes dans des élégies, des satires, des chansons. Certes Pirotte vénère la tradition, chérit l'art pétri d'artisanat, les vers délicatement équilibrés et lentement mûris.

Mais c'est aussi un homme pleinement de son temps, dont la liberté créatrice n'est prisonnière d'aucun dogme. Lorsque l'émotion et la pensée sont les plus clairvoyantes et les plus justement immédiates, le poète renonce au peaufinage formel, et arrête le poème au stade des vers libérés, à la mesure délicatement imprécise et aux rimes partielles ou virtuelles. Ces pièces-là sont parmi les plus réussies, mais c'est leur place dans le recueil, leur voisinage avec les poèmes en vers réguliers qui leur donnent toute leur étrangeté, leur immédiateté, leur force. Certains matériaux, aussi, dans leur allure naïve ou fruste, ont l'audace candide des assemblages de certains plasticiens qui recyclent des objets ramassés dans la rue: ici des comptines, là des mots très banals, et des pastiches, des citations, autant d'objets trouvés par hasard, qui voisinent avec les gemmes longtemps recherchées.
Chez Pirotte la poésie est une discipline de vie: un poème chaque jour donne un journal, comme le fut La Vallée de Misère, du temps de la cavale. Et précisément Pirotte renoue ici avec l'humeur de l'exilé : il anticipe son exil de cette vie, entre révolte et stoïcisme. Pirotte veut dire sans détours la nostalgie de la jeunesse qui a quitté le corps mais est toujours présente dans l'esprit :

le cheval boiteux rêve à l'écurie
ma table est ici le cheval fourbu
c'est moi tout craché devant l'écritoire
(…)
cheval fantôme privé de mangeoire
dis-moi les prés verts où tu as couru
[p. 33]

Le poète s'oblige à raconter la santé chancelante, l'angoisse de la mort:

pour le poète déglingué
plus question de passer à gué
le fleuve orageux des années
dont il est le futur noyé (…)
[p. 18]

Le journal débute en octobre 2007 : on vit dans les ruines d'octobre / on entend la cognée du temps. Et d'emblée, la compagne fidèle c'est la table de travail :

ma table : une barque amarrée
à ma vie épave échouée
tout autour c'est la mer des livres
et ses marées incompréhensibles
[p. 14]

Il s'agit d'écrire pour ne pas disparaître, et pourtant quand je serai disparu (…), ce ne sera pas moi / ce ne sera personne [p. 12]. Car rien ne demeure d'aujourd'hui [p. 83]. Ce journal d'automne, plein de l'or terni des feuilles mortes [p. 15], apporte un sentiment de retour aux cycles du cosmos :

des poèmes à la fin
des temps il ne reste rien

 

qu'ils retournent à l'humus
des forêts originelles
[p. 16]

Les autres compagnons, ce sont les morts :

les morts sont comme les vivants
murés dans leur moi leurs remords
leurs miroirs et leurs paravents
[p. 19]

Comme le savent ses lecteurs, pour Pirotte la meilleure compagnie c'est le panthéon privé de ses auteurs bien-aimés, certains cités nommément, comme Henri Thomas, Michaux, Audiberti, Joubert, Perros, Pierre Morhange, Paul de Roux, et d'autres dont on peut ressentir la présence seulement par allusion ou par l'atmosphère, comme Verlaine, Rodenbach ou Jean Grosjean.
D'autres morts ravivent d'anciennes souffrances : la mère du poète enfant, également familière aux lecteurs de Pirotte, et qui ne put comprendre son fils, réapparaît dans pas moins de quatre poèmes. Mères présentes et à venir, soyez douces pour les poètes de dix ans ! Il y a aussi les souvenirs de l'avocat en rupture avec la justice belge, qui paya son panache insolent d'une injuste condamnation, fut tricard en cavale en France et ailleurs (lire notamment Cavale et La Vallée de Misère) :

dans les villes et les bois
les ombres traquées
le garrot du risque
le refuge sur les toits
[p. 26]

Remâcher les souvenirs [p. 17], guetter les fantômes, gratter la mémoire, entendre à Arbois la mer de Hollande [p. 38, 39, lire aussi le recueil Hollande], voir passer les ombres et les cendres. Mais se battre aussi ! L'ancien tricard, l'ancien fugueur, l'anar a conservé la défiance vis-à-vis des abus de pouvoir, il dénonce le consensus totalitaire qui régit notre monde dual (lire aussi Absent de Bagdad ou Un bruit ordinaire suivi de Blues de la racaille.) Car l'ombre même est menacée / elle ne résiste plus / aux faux des bourreaux qui tuent / le plus secret avenir [p. 27]. Et aussi parce que

rien ne nous protège
(…)
de ceux qui nous grugent
de ceux qui nous tuent

 

à très petit feu
dans le froid des rues
sous l'acier des cieux
la glace des yeux
[p. 63]

D'ailleurs,

peut-être seront-nous enfermés
pour la dernière fois
car il n'y aura voyez-vous
plus qu'une seule prison
[p. 28]

Dans la guerre non-violente de Pirotte, son arme c'est le doute, une arme à double tranchant qui touche d'abord celui qui la manie :

le doute c'est mon aimant
il me fonde et me dément

 

il est l'ombre que j'écoute
et l'arme que je redoute
[p. 29]

son armure c'est l'âme d'enfance :

avec les sérieux de la vie
je fais des papillotes
enfant l'âme ravie
mais où sont les papillons ?
[p. 30]

son cheval c'est la rage et l'amour :

mais il nous reste un peu de rage
au cœur un brin d'amour humain
le tenace espoir que demain
nous serons élu par l'orage
[p. 31]

Novembre. Au Jour des morts de l'an VII, Pirotte invoque, en une litanie d'une piété filiale, pas moins de 51 saints patrons bien-aimés : Henri Thomas, Desnos, Armand Robin, Reverdy, Perros, Artaud, Supervielle, Queneau, Fargues, Jammes, Rodenbach … dans un ardent désir de transmettre son précieux héritage. Et aussi d'empêcher qu'on classe l'œuvre de ces écrivains dans les archives : vos morts sont moins morts bien moins morts que vous-mêmes [p. 62]

Bientôt arrive décembre, et les vitrines des magasins s'emplissent de cadeaux brillants, mais Pirotte se sent d'un autre monde :

avec son renne galeux
le Père Noël s'en va
visiter les galetas
son traîneau ne pèse rien
(…)
aucune réponse aux lettres
il ne les lit pas il pleure

il préfère disparaître

 

sans attendre qu'il soit l'heure
de naître au fond des banlieues
[p. 79]

Revermont peut paraître très sombre. Mais c'est avant tout un livre de fidélité. Fidélité de Pirotte à la vérité, qui ne souffre aucun enjolivement. Fidélité à la beauté de la langue, à ses grands prédécesseurs. Fidélité aussi à son enfance et ses chagrins, à sa jeunesse et à ses réussites et échecs, aux ombres, aux fantômes, au vin et à la vigne. Fidélité à sa colère, à sa soif de justice, à sa religion intime qui s'oppose vertement aux pharisiens. Fidélité, bien sûr, à sa table de travail, à son métier, à son ouvrage d'artiste veilleur et de fier artisan :

cependant la montagne s'obstine
à tenir longtemps sa part de lumière
(…)
la montagne elle est si vieille elle s'agenouille
mais son buste droit ne se résigne
pas au lent écrasement des choses
elle demeure fidèle au serment des veilleurs
  [p. 69]

Jean-Claude Pirotte
Revermont
Le Temps qu’il fait, 2008
16 € -
sur le site Place des Libraires

contribution de Benoît Moreau