Portraits hollandais, à la National Gallery de Londres, jusqu’au 16 Septembre, puis au Mauristhuis de La Haye, du 13 Octobre au 13 Janvier.
Le juriste Willem van den Kerckhoven s’est fait peindre avec sa femme et toute sa famille dans une belle scène champêtre, tel un gentilhomme campagnard. Le peintre, Jan Mijtens, a représenté ses neuf enfants vivants, mais aussi, dans le ciel, cinq chérubins qui ne sont pas des putti, mais cinq autres enfants morts en bas âge. Tous ces personnages en habits chatoyants et raffinés s’assemblent en deux groupes. Ils tiennent des grappes de raisin, des roses, des perles, un nautile, une couronne de fleurs : images de pureté, de fertilité, comme un puzzle de symboles. Tout respire l’abondance, la prospérité, l’harmonie familiale, comme il se doit dans un portrait de famille du XVIIe siècle aux Pays-Bas. Quand un nouveau fils nommé Pellegrom naît en 1655, le peintre reprend son tableau et le rajoute auprès de son père. Dans cet espace vide entre le père assis majestueusement et son dadais de fils aîné, Melchior, debout avec son bâton, le regard s’étend vers un lointain paysage vallonné. Mais cette campagne n’apparaît qu’après un dénivelé, une chute du terrain, marquée par des coquelicots rouges, désormais à demi masqués par l’enfant rajouté.
Dans ce contrebas, on voit d’abord un cheval bai sellé qui se dirige vers nous. C’est la chemise blanche et le halo de lumière qui souligne sa tête et, plus finement, son épaule droite qui attirent alors le regard vers le dernier personnage de la scène, que sinon nous n’aurions sans doute pas remarqué. C’est un jeune noir, voire, si on en juge par la boucle d’oreille et la courbe du chemisier, une jeune noire aux cheveux très courts. On ne voit que son buste, sa poitrine adolescente, le reste de son corps est dissimulé par le repli du terrain. Son bras gauche repose doucement sur la croupe du cheval apaisé, ses doigts effleurent la selle. L’infinie douceur de son regard introduit une étrangeté dans cette scène autrement si lisse, si classique. Il n’est pas rare de représenter de jeunes négrillons dans des portraits de l’époque (un autre apparaît ailleurs dans l’exposition dans un tableau de Tempel), ils sont une preuve de la richesse du personnage, au même titre que ses habits ou ses bijoux. Mais ici, le fait qu’elle n’apparaisse pas au premier regard, qu’il faille la découvrir, l’accent mis sur elle par le nimbe qui la souligne, l’ambigüité de son sexe intriguent. Y a-t-il un secret ? un symbole caché ? La génération suivante des van den Kerckhoven a-t-elle comporté un enfant couleur café ?
Chaque tableau ou presque de cette exposition est non seulement un magnifique portrait d’un homme, d’une femme, d’un enfant, d’un couple, d’une famille, d’un groupe du Siècle d’Or, mais aussi le plus souvent il ouvre le regard, éveille l’esprit, emmène le spectateur vers d’autres horizons. Ainsi, parmi les huit Rembrandt montrés à Londres (dont la Leçon d’Anatomie, vers laquelle on ne cesse de revenir), le Vieil Homme de 1667, ventru, le teint défait, les habits négligés, est sans doute, de tous les portraits tardifs de Rembrandt, un de ceux qui incite à la plus vive méditation sur la vieillesse et le temps qui passe; même la peinture mal léchée y concourt, avec les coups de pinceaux brutalement marqués, les traces de spatule, voire de manche du pinceau, visibles autour du visage. Ainsi parmi les treize tableaux de Frans Hals, c’est le visage content et un peu niais de la jeune mariée Beatrix van den Laen qui dit si éloquemment sa découverte des joies de la chair dans la félicité conjugale.
Parmi tous ces portraits de pouvoir et de richesse, parmi tous ces hommes de bien, respectables, sans failles, le premier tableau, à l’entrée de l’exposition, est l’antithèse même du Vieil Homme de Rembrandt. Peint 68 ans plus tôt, à l’aube du siècle, par Jan van Ravensteyn, il dépeint un tout jeune homme de 16 ans. Mais ce jeune homme, Hugo Grotius, est déjà avocat, docteur en droit, diplomate; il revient d’une mission auprès d’Henri IV. C’est une des futures gloires des Pays-Bas et lui, ses concitoyens, son portraitiste le pressentent déjà. La toile est ronde, les inscriptions sont près de la circonférence, rappelant une médaille antique. L’homme est représenté de biais, de très près. Il ne nous regarde pas; ses yeux sont pleins d’intensité sous des cils immenses, quasi féminins et un sourcil levé comme dans une interrogation émerveillée. On sent aussitôt l’intelligence, la vivacité, le mélange d’audace et de jeunesse. Au milieu des portraits de patriciens dignes et imposants, à côté des portraits de dandys effrontés, il s’agit là du portrait pas ordinaire d’un jeune homme peu ordinaire. On ne sait s’il fut satisfait de ce portrait, mais quatre ans plus tard, à l’âge respectable de 20 ans, il commanda au même peintre un portrait frontal, infiniment plus classique.
Pour une recension plus savante de cette exposition, lisez ceci, ou mieux, allez à Londres ou à La Haye (les tableaux présentés différeront un peu).