Paul-Armand Gette, dont je suis un fidèle, expose à la galerie Philippe Chaume, jusqu’au 20 décembre, une suite qui a plus de vingt ans (1984), mais que censure, pudibonderie et aléas divers avaient jusqu’ici conservée dans l’ombre. Ces Souvenirs de S II sont des polaroïds de ladite Sophie, re-photographiés aux mépris des règles de la belle photographie et assemblés en séries, le plus souvent de deux, comme une brève séquence, mais parfois de six ou huit, avec une logique toute mathématique, des index et des ‘primes’.
C’est le thème éternel du peintre et de son modèle, du désir sublimé en art. La main de l’artiste entre dans le champ : est-ce une caresse ou un geste pour corriger la pose ? On ne voit que sa main, main du peintre, main qui déclenche l’obturateur, mais aussi main de caresse, main de désir. L’oeil du voyeur est hors champ, se confond avec l’oeil du spectateur.
Pure coïncidence, je lisais en même temps une petite monographie sur ‘Suzanne au bain’, de Tintoret, avec des contributions de Jacques Henric, expert en discours amoureux, d’une théologienne et d’une historienne d’art, Jacqueline Le Foll. Celle-ci mettait en parallèle avec le Tintoret la Suzanne et les Vieillards de Rembrandt, tableau où le visage d’un des deux vieillards est à peine visible à droite (l’autre est quasiment invisible dans le feuillage). Elle révélait qu’en fait, Rembrandt n’avait peint que le nez et le menton du vieillard, au bord de l’effacement et que, par la suite, on avait ajouté une planchette de 4.5cm pour agrandir le tableau et y peindre le reste du profil, et en particulier l’oeil du vieillard. Le nez seul était trop obscène, nez sauvage, primitif, animal, nez substitut phallique. La censure a consisté ici, non à enlever, mais à ajouter, en banalisant, en introduisant dans la toile le regard qu’on ne pouvait laisser dehors sans risque (reproduction ci-contre provenant de ce site).
Donc, dans les photos de Paul-Armand Gette, pas d’oeil, mais une main. Cette main porte une montre, bien sûr allégorique du temps qui passe, de l’écart entre le temps du modèle de 20 ans et celui de l’homme de 60 ans. Mais, parmi ces photos, je me suis attaché à celles où la montre changeait de main. Ici, la montre a quitté le poignet et a rejoint cette Culotte verte sur une serviette de bain rose monogrammée d’où émerge, à droite, le corps aux seins parfaits de la jeune naïade. Tout se percute ici, lettres du monogramme, chiffres du cadran, motifs du drap, trop de signes rassemblés; trop de mythes aussi, le bain, le temps, le sexe, la mort.
Cet autre diptyque (La suppression de l’heure) n’est pas moins angoissant : la montre y est passée de sa main à lui, un peu incongrue sur la cuisse, dérangeante, sinon menaçante, à sa main à elle. La montre reste dans le même cadre, cuisse bronzée, culotte rose, sexe implicite, mais désormais c’est à la femme que le temps appartient. Lui est hors champ, devenu figure de bord comme le vieillard de Suzanne; au lieu du regard, c’est par la maîtrise du temps que Sophie domine la scène ici. La montre lui confère droit de vie et de mort sur son artiste, c’est la revanche du modèle sur le maître, sur le temps. Sa beauté à elle restera éternelle.
Il faut dire aussi, dans ces photos si simples de séduction et de pose, la beauté des tissus froissés et des étoffes soyeuses sur lesquels se posent ces courbes langoureuses, dans des tons de vieil or, dans un univers rose doux avec des touches de vert acide et de bleu mordoré.
Polaroïds rephotographiés, 50 x 65 cm. Courtoisie Galerie Philippe Chaume, Paris. Paul-Armand Gette étant représenté par l’ADAGP, les reproductions seront ôtées à la fin de l’exposition, mais restent visibles ici et ici.