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La méthode Jouvrelle

Publié le 12 novembre 2008 par Jlhuss

sans-titre-1.1226264108.jpg- Certains auteurs préparent beaucoup, se documentent, rédigent des plans. Leurs brouillons sont des laboratoires. Il ont besoin de cette rigueur. Et vous, quel est votre rapport à ce que l’on n’ose plus guère de nos jours appeler l’inspiration ? Y a-t-il une méthode Jouvrelle pour faire venir les textes ?
- En général ça vient tout seul. Il suffit de brancher l’écouteur, de poser un doigt moral sur la bouche avec le chut à l’entourage. Ils comprennent, ils s’éclipsent, emportent leur vie loin de ma table, dans le jardin, à la plage, au marché. J’éprouve d’abord le remords de faire sécession : « Continuez sans moi, j’ai plus urgent. » Quelle présomption ! Quelle folie ! Qu’est-ce qu’il y a de plus urgent que les êtres ? Ils passent si vite, comme les couleurs d’abord vives, contrastées, et chaque saison plus fondues jusqu’à cette sorte de camaïeu fade. On se promet de changer les papiers de la chambre, jusqu’au jour où l’on sent qu’on ne changera plus rien, que ça mènera au bout. J’entre doucement dans ce continent menacé où la vie prime parce qu’elle s’amenuise, comme la glace sur le lac gelé. On est alors davantage préoccupé de savoir si le traîneau passera encore cette fois-ci, que de trouver les mots pour décrire le coucher du soleil derrière les monts.

- Vous venez de fêter vos soixante-dix ans, et vous semblez regretter d’avoir mieux aimé les mots que les êtres. Pourtant vos mots sont pleins d’êtres, pleins d’histoires d’êtres.
- Bien sûr. Au moins, je l’espère. Des mots sans être, c’est l’opprobre de ce métier. En ce cas, il fallait être boulanger, maçon, « ouvrier estimé dans un art nécessaire ». S’il y a une utilité de l’écrivain, de l’artiste en général, c’est de capter les êtres, leurs connexions, leurs rapports aux choses, de les faire voir, voir vraiment, dans une lumière, comme dit Cocteau, qui « secoue la torpeur ». C’est de dire aux gens qui s’ignorent, se croient uniques, immortels, qui avancent assaillis par les besoins, les illusions : « Voilà qui vous êtes, qui nous sommes ». A chaque livre, au moins un petit éclairage vrai de nous… Je vous parlais à l’instant de mon remords, parfois, au moment d’écrire : c’était pour répondre à votre question sur l’inspiration, ou, plus modestement, pour évoquer mon premier état d’esprit quand je m’apprête à mettre un mot devant l’autre. Mais après l’accès de mélancolie, bien sûr je m’ouvre intensément aux messages, je tends une oreille passionnée. Les mots s’avancent d’abord avec prudence, je fais mine d’écouter distraitement, par crainte que la pudeur ne les trouble, qu’ils se dérobent de confusion, me laissent aux prises avec des bouts de phrases se tortillant en pure perte comme des vers coupés. Quand ils sont en confiance, au contraire je les encourage à mener grand train, à prendre le galop s’ils veulent. Pas question de les arrêter à chaque instant pour rectifier ceci ou cela. Ce que j’ai écrit selon des plans sonne faux : Le Rêve d’Atalante, par exemple, ou Maisons mornes. Je voudrais pouvoir les effacer. Le temps s’en chargera. Ça ne m’intéresse plus de dire, comme un dresseur de caniches : voilà ce que j’ai su tirer des mots. Je ne demande pas aux mots de faire ce que je veux, ce que j’aime, d’ailleurs je l’ignore souvent. Je leur demande de me surprendre. Orphée le Mélodieux, mon livre le plus lu, sans doute le meilleur, a été écrit sans une note préalable. La première phrase a quasiment entraîné toutes les autres sur trois cent pages. Mon émotion d’écrivain était au fond celle du lecteur, je découvrais à mesure, j’étais sous la dictée. Et c’est pourquoi je n’éprouve aucun orgueil, croyez-moi, je sais trop que je suis un scribe, mais ne me demandez pas qui et où est le Pharaon
- Pensez-vous que votre oeuvre restera ? La pensée qu’elle puisse un jour tomber dans l’oubli vous est-elle pénible ?
- Oui, c’est une pensée pénible. On ne veut pas passer comme une ombre, on s’accroche, on tient à laisser une trace. Louis XIV construit Versailles, le receveur des postes rédige ses mémoires. Une des choses les plus pathétiques dans cet ordre d’idées, ce sont pour moi les photos de famille sur les trottoirs des vide-greniers, ces portraits de longue dévotion achetés dix euros pour le cadre….Ce que vous appelez « mon oeuvre » disparaîtra évidemment. Voyez le flot serré de la production chez les libraires. Imaginez, pour deux ou trois qui restent, l’immense cohorte des livres engloutis depuis des siècles, parfois morts-nés, parfois un peu plus résistants, parfois ressuscités après une longue glaciation, comme dans le Quart Livre, les paroles gelées des marins disparus, que Panurge libère en les faisant fondre dans ses mains. Tenez, vous voyez, je me flatte encore que mes mots pourraient ne sombrer qu’à moitié, temporairement !
- Y a-t-il aussi une méthode Jouvrelle pour conjurer la peur de la mort ?
- Tant de philosophes ont écrit là-dessus ! D’abord, il faut ne pas trop aimer la vie. Les gloutons de vie meurent plus douloureusement. Vous me direz que c’est une question de tempérament… Autre piste, l’agnosticisme : les religions dramatisent la mort, c’est leur fond de commerce. Exiger que l’au-delà ne soit éventuellement qu’une divine surprise. Et enfin l’humilité, pas celle tourmentée des mystiques, juste une relative indifférence à soi, avec l’idée de la grande loterie du spermatozoïde et de l’ovule à laquelle chacun doit sa constitution, la fameuse « âme » comprise. Une poussière de hasard n’a pas peur du vent qui l’emporte.

Arion

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